
À dix-huit ans à peine, le jeune poète né en 1929 dans le Constantinois préfigurait déjà ce semeur de textes qu’il fut toute sa vie, laissant ici ou là, chez des amis, à Paris, Marseille, Grenoble ou plus loin, au gré de ses chemins d’exil, ce qui deviendra par la suite la matière de L’Œuvre en fragments, volume d’inédits littéraires et de textes rassemblés par son amie l’universitaire Jacqueline Arnaud1, et publiés pour la première fois en 1986 par les éditions Sindbad.
En 1947, Yacine Kateb est en France depuis le printemps. Il a bénéficié d’une bourse de séjour par la grâce du gouverneur général d’Algérie Yves Chataigneau, dont l’intérêt porté au jeune lycéen algérien, souvent commenté, a probablement à voir avec la publication en 1946 de Soliloques, premier recueil de poèmes d’un garçon de 16 ans, emprisonné à la suite de la manifestation de Sétif du 8 mai 1945 à laquelle il avait participé, un ou deux mois au camp militaire de prisonniers de la base aérienne de la ville. Là où, comme ses camarades, il est battu et entend les cris des torturés et les exécutions à l’extérieur.
Les services du gouvernement général n’ont de cesse, alors, que de tenter d’apaiser un climat de tension palpable dans — notamment — de savantes manœuvres de rapprochement entre l’intelligentsia algérienne — surtout « indigène » — et celle de la France. Et c’est ainsi que cette même année 1947 post-massacres voit également arriver en France, par exemple, la (future) grande artiste Baya, deux ans de moins que Yacine et destin similaire… Tous deux sont entrés pour ainsi dire par effraction dans les cercles métropolitains parisiens de vie littéraire et intellectuelle.
L’amour et la révolution
Si le parcours du poème inédit trouvé dans le grenier de la famille Schérer demeure malgré tout quelque peu énigmatique dans le détail, la filiation idéologique est claire entre l’auteur, René Schérer, philosophe et communiste, et Marc Zuorro, à qui le texte est dédié. Ce dernier écrit dans Combat, journal né pendant la Résistance et qui rassemble à l’époque des signatures de toute la gauche française.
Car Kateb Yacine est sorti tout à la fois poète et révolté de son expérience de la prison militaire et des horreurs des massacres. Ce qui, en France, l’a conduit tout droit vers les partisans de l’indépendance algérienne. « Dans ces poèmes de jeunesse, dira-t-il plus tard, il y a deux thèmes majeurs : l’amour et la révolution. »
En dépit de ses maladresses, ce poème laisse apparaître quelque chose du génie poétique d’un très jeune homme. Il est inédit : on ne le trouve ni dans Soliloques, le recueil des premiers poèmes (il est d’ailleurs légèrement postérieur à l’édition de 1946) ni dans L’œuvre en fragments (Sindbad, 1986). Kateb l’aurait-il renié à l’époque de l’édition de ce dernier volume, comme il l’a fait pour certains de ses écrits de jeunesse ? Selon l’universitaire Jacqueline Arnaud, « Kateb ne souhaitait pas voir reproduits certains poèmes maladroits trop influencés par ses lectures d’alors », en particulier Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud.
Les textes de Kateb Yacine de cette époque — ceux de Soliloques — échappent d’autant moins à l’étiquette de « rimbaldiens » que le garçon lui-même semble si proche de Rimbaud. Le poème ci-après emprunte à « l’homme aux semelles de vent » qui lui ressemble tant : symbolisme et onirisme, mais également un phrasé long et dense, rythmé par des exclamations. La mer incendiée, les ports, les lacs, les aubes « navrantes » et l’odeur de la poudre…
Les ombres d’autres jeunes hommes y passent, entre l’évocation du héros légendaire de la guerre de Troie, Achille, fils d’une Néréide (nymphe marine), tué par une flèche empoisonnée tirée dans son talon, et celle de ce « sultan muré dans l’Inde » : il s’agit peut-être de Tipû Sultân (1750-1799), sultan de Mysore à partir de 1782 et l’un des principaux opposants à l’installation du pouvoir britannique en Inde. On lui doit cette phrase, que Kateb Yacine a sans doute lue et probablement aimée : « Mieux vaut vivre un jour comme un tigre que mille ans comme un mouton. » Deux héros mythiques, pour un poème aux accents et au vocabulaire guerriers : il y a dans l’air une révolution qui vient…
Pour Marc ZuorroDe lourdes armées de marins gonflèrent le remous de la poudreEt la géographie de la mer d’Afrique fut illuminée à la hauteur du feuCe fils de l’eau brûlée jaillit au long du port noyé par les étoffes des croiseursSon cœur dura au cœur du lac et du soleilÀ la vue de l’encre et du tonnerreJe sais qu’il a le remords de la lumière !Ce possesseur des renversements amers de l’iris !Nous eûmes du respectSa tête se perd à la vague et la trame de la merveille bouge les continents au bord de ses bondsLa route amène les pays aux chevillesToute la tristesse lui est venueAinsi qu’Achille au centre du poisonIl donne le corps à la course et reçoit l’air au front !Tant que ses premiers cris refusaient la musique pour l’ouragan !Le monde rend la mort ou son limonEt le jeune savant lave les morts à l’eau briséePar toute la maison des despotes il referme les secretsAvec l’orgueil et les larmes d’un prince livré aux guerriersIl court à la tempe de la mer entre les puits et les courantsCheveux et gestes à l’abîmeIl donne accès à cette science qui m’a noirci la poitrinePrès de ce doux requin de la beauté qui pleure aussi à la radeEt le cou des monstres au fond de l’effrayant bijou tout vifCe penseur entouré d’îles se donne à de poignants climatsAprès les épreuves du sel et de la noyadeTant d’ampleur lève la surface que le coureur s’épuise et s’étend sur les alguesSultan muré dans l’IndeJeté vivant à la bouche du BosphoreIl perce d’immenses pâleurs où les visiteurs guettent les nourrituresDont les grandes races ont vécu jusqu’à la folieIl dort dans une peinture traîtresseDont les lignes tombent ou poussent avec rapiditéTandis que de sa main il dirige les paysages vers des adolescents de bronze assis sur l’azurIl approche les premières aurores sur les corps des chasseursSa tête rend et jette le monde et le tue au soleil !Tapi dans la neige il écoute le flottement des fleuves sur les branchesAinsi qu’un serpent allongé dans la mousseLa Chine crève les lacs immobilesEt cet amant du sang boit la glaceAvec des feuilles de fer à la gorge au chant fatal à toute la merLève la gangue du pays comme une éponge vénéneuseDont le suc s’enflamme au regard des navigateurs
Paris, 1er novembre 1947
Kateb Y.
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1Jacqueline Arnaud (1934-1987) a consacré son activité de recherche sur la littérature du Maghreb des années 1950 et soutenu en 1978 sa thèse d’État sous le titre Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine sous la direction d’Etiemble. Une première sur ce domaine.