« De lourdes armées de marins gonflèrent le remous de la poudre », un poème inédit de Kateb Yacine

Un petit cahier, trouvé l’an passé dans les archives de la famille de René Schérer (1922-2023), contenait ce poème signé — avec déjà cette inversion du nom et du prénom qui deviendra son nom de plume — « Kateb Y. » Il est daté de 1947, année des 18 ans de l’auteur de Nedjma.

L'image présente une composition expressive dominée par des tons sombres et des touches de couleur vive, comme le rouge et le blanc. On peut y voir des figures humaines aux visages stylisés, qui expriment des émotions intenses. Les traits sont marqués, et il semble y avoir une approche à la fois abstraite et figurative. Le fond, de teintes noires et brunes, contraste avec les formes plus claires, créant une atmosphère dramatique et poignante. Cette œuvre pourrait évoquer des thèmes de souffrance ou de lutte.
M’hamed Issiakhem (1928-1985), La Mort de Lakhdar ou les Jumeaux de Nedjma, 1966, encre et gouache sur papier (détail).

À dix-huit ans à peine, le jeune poète né en 1929 dans le Constantinois préfigurait déjà ce semeur de textes qu’il fut toute sa vie, laissant ici ou là, chez des amis, à Paris, Marseille, Grenoble ou plus loin, au gré de ses chemins d’exil, ce qui deviendra par la suite la matière de L’Œuvre en fragments, volume d’inédits littéraires et de textes rassemblés par son amie l’universitaire Jacqueline Arnaud1, et publiés pour la première fois en 1986 par les éditions Sindbad.

En 1947, Yacine Kateb est en France depuis le printemps. Il a bénéficié d’une bourse de séjour par la grâce du gouverneur général d’Algérie Yves Chataigneau, dont l’intérêt porté au jeune lycéen algérien, souvent commenté, a probablement à voir avec la publication en 1946 de Soliloques, premier recueil de poèmes d’un garçon de 16 ans, emprisonné à la suite de la manifestation de Sétif du 8 mai 1945 à laquelle il avait participé, un ou deux mois au camp militaire de prisonniers de la base aérienne de la ville. Là où, comme ses camarades, il est battu et entend les cris des torturés et les exécutions à l’extérieur.

Les services du gouvernement général n’ont de cesse, alors, que de tenter d’apaiser un climat de tension palpable dans — notamment — de savantes manœuvres de rapprochement entre l’intelligentsia algérienne — surtout « indigène » — et celle de la France. Et c’est ainsi que cette même année 1947 post-massacres voit également arriver en France, par exemple, la (future) grande artiste Baya, deux ans de moins que Yacine et destin similaire… Tous deux sont entrés pour ainsi dire par effraction dans les cercles métropolitains parisiens de vie littéraire et intellectuelle.

L’amour et la révolution

Si le parcours du poème inédit trouvé dans le grenier de la famille Schérer demeure malgré tout quelque peu énigmatique dans le détail, la filiation idéologique est claire entre l’auteur, René Schérer, philosophe et communiste, et Marc Zuorro, à qui le texte est dédié. Ce dernier écrit dans Combat, journal né pendant la Résistance et qui rassemble à l’époque des signatures de toute la gauche française.

Car Kateb Yacine est sorti tout à la fois poète et révolté de son expérience de la prison militaire et des horreurs des massacres. Ce qui, en France, l’a conduit tout droit vers les partisans de l’indépendance algérienne. « Dans ces poèmes de jeunesse, dira-t-il plus tard, il y a deux thèmes majeurs : l’amour et la révolution. »

En dépit de ses maladresses, ce poème laisse apparaître quelque chose du génie poétique d’un très jeune homme. Il est inédit : on ne le trouve ni dans Soliloques, le recueil des premiers poèmes (il est d’ailleurs légèrement postérieur à l’édition de 1946) ni dans L’œuvre en fragments (Sindbad, 1986). Kateb l’aurait-il renié à l’époque de l’édition de ce dernier volume, comme il l’a fait pour certains de ses écrits de jeunesse ? Selon l’universitaire Jacqueline Arnaud, « Kateb ne souhaitait pas voir reproduits certains poèmes maladroits trop influencés par ses lectures d’alors », en particulier Charles Baudelaire et Arthur Rimbaud.

Les textes de Kateb Yacine de cette époque — ceux de Soliloques — échappent d’autant moins à l’étiquette de « rimbaldiens » que le garçon lui-même semble si proche de Rimbaud. Le poème ci-après emprunte à « l’homme aux semelles de vent » qui lui ressemble tant : symbolisme et onirisme, mais également un phrasé long et dense, rythmé par des exclamations. La mer incendiée, les ports, les lacs, les aubes « navrantes » et l’odeur de la poudre…

Les ombres d’autres jeunes hommes y passent, entre l’évocation du héros légendaire de la guerre de Troie, Achille, fils d’une Néréide (nymphe marine), tué par une flèche empoisonnée tirée dans son talon, et celle de ce « sultan muré dans l’Inde » : il s’agit peut-être de Tipû Sultân (1750-1799), sultan de Mysore à partir de 1782 et l’un des principaux opposants à l’installation du pouvoir britannique en Inde. On lui doit cette phrase, que Kateb Yacine a sans doute lue et probablement aimée : « Mieux vaut vivre un jour comme un tigre que mille ans comme un mouton. » Deux héros mythiques, pour un poème aux accents et au vocabulaire guerriers : il y a dans l’air une révolution qui vient…

Pour Marc Zuorro
 
De lourdes armées de marins gonflèrent le remous de la poudre
Et la géographie de la mer d’Afrique fut illuminée à la hauteur du feu
Ce fils de l’eau brûlée jaillit au long du port noyé par les étoffes des croiseurs
Son cœur dura au cœur du lac et du soleil
 
À la vue de l’encre et du tonnerre
Je sais qu’il a le remords de la lumière !
Ce possesseur des renversements amers de l’iris !
 
Nous eûmes du respect
Sa tête se perd à la vague et la trame de la merveille bouge les continents au bord de ses bonds
La route amène les pays aux chevilles
Toute la tristesse lui est venue
Ainsi qu’Achille au centre du poison
 
Il donne le corps à la course et reçoit l’air au front !
Tant que ses premiers cris refusaient la musique pour l’ouragan !
 
Le monde rend la mort ou son limon
Et le jeune savant lave les morts à l’eau brisée
Par toute la maison des despotes il referme les secrets
Avec l’orgueil et les larmes d’un prince livré aux guerriers
 
Il court à la tempe de la mer entre les puits et les courants
Cheveux et gestes à l’abîme
Il donne accès à cette science qui m’a noirci la poitrine
 
Près de ce doux requin de la beauté qui pleure aussi à la rade
Et le cou des monstres au fond de l’effrayant bijou tout vif
Ce penseur entouré d’îles se donne à de poignants climats
 
Après les épreuves du sel et de la noyade
Tant d’ampleur lève la surface que le coureur s’épuise et s’étend sur les algues
 
Sultan muré dans l’Inde
Jeté vivant à la bouche du Bosphore
Il perce d’immenses pâleurs où les visiteurs guettent les nourritures
Dont les grandes races ont vécu jusqu’à la folie
 
Il dort dans une peinture traîtresse
Dont les lignes tombent ou poussent avec rapidité
Tandis que de sa main il dirige les paysages vers des adolescents de bronze assis sur l’azur
 
Il approche les premières aurores sur les corps des chasseurs
Sa tête rend et jette le monde et le tue au soleil !
Tapi dans la neige il écoute le flottement des fleuves sur les branches
Ainsi qu’un serpent allongé dans la mousse
 
La Chine crève les lacs immobiles
Et cet amant du sang boit la glace
Avec des feuilles de fer à la gorge au chant fatal à toute la mer
Lève la gangue du pays comme une éponge vénéneuse
Dont le suc s’enflamme au regard des navigateurs

Paris, 1er novembre 1947
Kateb Y.

1Jacqueline Arnaud (1934-1987) a consacré son activité de recherche sur la littérature du Maghreb des années 1950 et soutenu en 1978 sa thèse d’État sous le titre Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas de Kateb Yacine sous la direction d’Etiemble. Une première sur ce domaine.

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