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Algérie. La voix perdue des moudjahidates

En 1962, Yann Le Masson filmait et interrogeait des militantes algériennes à leur sortie de la prison de Rennes. Il en retrouve les images dans les années 2000, mais la bande-son a disparu. Il demande alors au réalisateur Raphaël Pillosio de continuer le projet de film. Les mots qu’elles eurent un jour sort en salle aujourd’hui, mercredi 11 juin.

Un groupe de femmes assises, discutant et écoutant attentivement, visages concentrés.
Paris, 1962. Les militantes du FLN à leur sortie de la prison de femmes de Rennes, avant leur retour à Alger.
Photo tirée du film.

Elles sont une quinzaine de militantes du Front de libération national (FLN), incarcérées à la prison de femmes de Rennes pour leur participation à la lutte armée en Algérie, condamnées à de lourdes peines, dont celle de mort pour les poseuses de bombes. À leur libération, suite aux accords d’Évian en mars 1962, elles sont hébergées dans un appartement parisien mis à leur disposition par la Cimade1, avant leur retour à Alger, cornaquées par des membres du FLN.

C’est dans cet appartement, introduit par la journaliste et militante anticoloniale Michèle Firk, que le réalisateur Yann Le Masson recueille, dans un entretien aux allures de réunion politique, la parole de ces jeunes femmes, combattantes déterminées à construire une Algérie indépendante socialiste et égalitaire. Mais il ne réalise pas ce film. Les bobines sont retrouvées quelque quarante ans plus tard, sans la bande-son, et remises à Raphaël Pillosio, qui accepte de continuer le projet.

Retrouver les voix. C’est l’enquête à laquelle il se consacre durant cinq ans, entre la France et l’Algérie, sur la trace des héroïnes du film.

Révolutionnaires à l’affiche

Elles sont saisissantes, sur l’affiche : nombreuses, jeunes, semblables et différentes. Les unes contre les autres, réunies par les épreuves. Libres. Toutes déterminées. Aucune d’entre elles n’est voilée, nous renvoyant à un autre temps. Celui où les femmes pouvaient prendre les armes et le maquis, s’engager corps et âme pour l’indépendance de leur pays et leur propre libération des contraintes sociétales et patriarcales, dans une rupture radicale d’avec les normes traditionnelles.

Les images muettes qui ouvrent le film sont empreintes de puissance et d’ancrage. Celles d’une quinzaine de femmes qui, près de soixante ans après ce moment saisi sur la pellicule, se retrouvent riches d’un pays et d’une histoire mais orphelines d’une révolution qui n’a pas tenu les promesses qu’elles en attendaient.

Dans son propre film, Raphaël Pillosio2 s’intéresse à la manière dont les combattantes qu’il a retrouvées ont vécu leur sortie de prison, sans nouvelle place dans la société, et à la façon dont elles vivent le présent avec son lot de désillusions répétées. La révolution algérienne avait été un phare pour les luttes de libération nationale, tant au regard de la conquête de l’autodétermination que de celle d’une société plus égalitaire qui allait remettre en cause le rôle de soumission assigné aux femmes.

« L’Algérie s’est faite sans nous »

Dans son entreprise technique destinée à restituer les mots qu’elles eurent ce jour-là, Raphaël Pillosio a commencé par engager des recherches afin de retrouver la bande-son. Échec. Sur l’idée de Yann Le Masson, il recrute des lecteurs labiaux, qui reconstituent des bribes de phrases, pour celles qui s’expriment face caméra. Mais la parole perdue à jamais des femmes hors champ et l’éventail de possibilités lexicales dû à des sonorités proches – la théorie à laquelle aboutit la lectrice labiale quand son confrère identifie le mot « révolution » là où elle lit « évolution » est des plus cocasses – rendent le résultat parcellaire.

Il faut donc retrouver ces témoins, mais beaucoup d’entre elles ont disparu depuis. Les autres ne sont pas faciles à localiser, ni à approcher. Sur la dizaine que Raphaël Pillosio a retrouvées, la moitié, toutes vivant en Algérie, accepte de se faire filmer découvrant le film de 1962, et de se raconter. Quand elles se reconnaissent dans le film, ou reconnaissent des « sœurs », l’émotion est forte. Elles mettent des noms sur des visages juvéniles – beaucoup avaient à peine 20 ans –, ou d’élégantes aux verres fumés, et au discours politique revendicatif de droits des femmes. Elles racontent la période insurrectionnelle, où elles se sont engagées et singularisées au côté de frères d’armes. Elles occupaient alors une place à la leur égale.

L’état des lieux de la période postrévolution et actuelle est traitée rapidement : ce n’est pas le sujet du film – et on peut le regretter. On passe ainsi, à la fois dans la rupture et dans la continuité, d’images du passé, en noir et blanc, à des images d’aujourd’hui, en couleur ; d’un silence que l’on voudrait percer à une parole qui sauf exception reste contrainte ou réservée. Ces moudjahidates3 ont pourtant une voix – « Si c’était à refaire, je le referai ! » – et un visage : Zohra Sellami, décédée à Paris en 2010, qui avait épousé Ben Bella lorsqu’il était en prison ; Baya Hocine, qui, à 17 ans, avait déposé une bombe au stade d’Alger. Cette dernière a eu le sentiment de se retrouver seule et sans perspectives après 1962 dans « une Algérie qui s’est faite sans nous ». Interrogée sur le devenir des combattantes après l’indépendance, Zohra Drif, devenue avocate, pense qu’elles aspiraient, la paix revenue, à fonder un foyer et réintégrer une vie « normale », ce que contredisent d’autres, qui évoquent le verrouillage par le FLN de toute velléité de structure du féminisme politique qu’elles portaient en germe.

Cinq ans et plusieurs voyages ont été nécessaires au réalisateur pour faire entendre la parole perdue de 1962, et être témoin de la réappropriation de leur histoire personnelle et collective par celles qui ont bien voulu retisser ce lien. Cette bande-son disparue ne portait-elle finalement pas en elle le destin de combattantes dont la parole fut par la suite étouffée ?

Officier parachutiste en Algérie, Yann Le Masson (1930-2012), écœuré par la guerre, décide dès 1958 de rejoindre la Fédération de France du FLN. Il partage son temps entre militantisme et réalisation de films engagés, dont le premier, sorti en 1961, est honoré par la censure : J’ai huit ans – écrit avec René Vautier et Frantz Fanon, réalisé avec Olga Poliakoff –, témoignage, à partir de leurs dessins, d’enfants algériens réfugiés en Tunisie pendant la guerre, sera interdit pendant treize ans. En aval d’une vie d’engagements, riche d’une production documentaire militante, puis d’une carrière de chef-opérateur, Yann Le Masson élit domicile sur Nistader, sa péniche-atelier avignonnaise, dont le prisme de cristal surmontant la cabine promettait un arc-en-ciel perpétuel.

1Association française d’assistance juridique et de soutien aux migrants, réfugiés, demandeurs d’asile et étrangers en situation irrégulière, fondée en 1939.

2Les mots qu’elles eurent un jour fait suite à un précédent documentaire qu’il avait consacré aux cinéastes engagés contre la guerre d’Algérie, Algérie d’autres regards (2004).

3NDLR. Mot arabe qui désigne les combattantes algériennes pour l’indépendance.

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