Histoire

La guerre d’Algérie revisitée

Cinq ans après le premier tome paraît en librairie le second volume de La Guerre d’Algérie vue par les Algériens. Ses auteurs sont le journaliste Renaud de Rochebrune et l’universitaire Benjamin Stora, tous deux des spécialistes reconnus de l’Algérie et de son histoire. Au total près d’un millier de pages qui marquent une rupture dans l’historiographie du conflit.

21 mars 1962 : célébration du cesser-le-feu dans la Casbah d’Alger.
Keystone Pictures USA/Alamy Stock Photo.

S’il existe une immense littérature évoquant ces « années de braise » dans des centaines d’essais, de témoignages, de biographies ou d’articles de revue, c’est la première fois à notre connaissance qu’une histoire complète des sept années de guerre entre la France et l’Algérie est écrite sans complaisance ni chauvinisme à partir d’un des deux camps, celui des Algériens. Et la perspective en est modifiée selon deux axes : l’indéfectible attachement de la grande majorité des Algériens au Front de libération nationale (FLN), vu par la population comme l’expression authentique de sa volonté de s’émanciper de la France coloniale ; et, en même temps, la violente et sanglante lutte pour le pouvoir qui déchire la direction du même FLN à partir de l’arrivée à Tunis des rescapés de la Bataille d’Alger, Abane Ramdane et ses compagnons.

La prise en compte systématique du point de vue algérien, exprimé entre autres dans de très nombreuses publications d’acteurs, rend plus compréhensible l’inextricable enchevêtrement des opérations militaires, de l’état d’esprit des décideurs à Paris et à Tunis, de la « fatigue » grandissante de l’opinion française, de la résistance de millions d’Algériens, des interventions internationales comme des remous à la direction du FLN.

Ce second tome commence à l’arrivée d’Abane Ramdane et de ses derniers compagnons à Tunis à la mi-1957. Pour la première fois depuis le 1er novembre 1954, les dirigeants nationalistes sont réunis et Abane fait figure de chef de la révolution. Moins d’une année plus tard, isolé et abandonné par ses alliés, il disparaît au Maroc, victime d’un « meurtre shakespearien » présenté par ses assassins comme perpétré par l’armée française. À l’origine de cette tragique débâcle politique, le lâchage d’un personnage considérable, Krim Belkacem, le chef de la wilaya 3, la plus active au combat — et de loin, du pays —, qui d’allié d’Abane Ramdane devient son adversaire, l’isole au sein de l’équipe dirigeante, le Comité de coordination et d’exécution (CCE), et finalement se résoud à sa disparition.

Pourquoi ce revirement ? Pourquoi cet abandon des thèses du Congrès de la Soummam1 au profit d’une coexistence soupçonneuse et sans avenir avec deux autres chefs de wilayas, Abdelhafid Boussouf de la wilaya 5 et Lakhdar Bentobal de la wilaya 2 ? Une nouvelle logique s’installe : à un modèle central, urbain, ouvert sur les autres tendances du mouvement national succède un jeu plus local, plus fermé, mais sans doute aussi plus en phase avec l’Algérie profonde, celle du bled en un temps où les trois quarts des Algériens sont des ruraux. Leur mentalité imprègne sans doute davantage les principaux chefs de wilayas qui désignent eux-mêmes leurs successeurs sans intervention de la direction nationale du FLN que, par ailleurs, ils incarnent dans le respect de leurs prés-carrés respectifs… La contradiction durera jusqu’à ce qu’une autre force militaire, l’armée des frontières, forgée et dirigée par un ancien étudiant du Caire, Houari Boumediene, débarqué au Maroc début 1955, s’impose à coups de canon après l’indépendance durant l’été 1962.

Autre temps fort de ce second tome, les manifestations de décembre 1960. Les maquis de l’intérieur, étrillés par les opérations successives du général Maurice Challe sont au plus bas, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à Tunis est paralysé par ses divisions et les Européens sont bien décidés à faire reculer le général de Gaulle, désormais favorable en principe à ce que les Algériens décident de leur sort et s’autodéterminent. Leurs manifestations vont déclencher une formidable contre-manifestation spontanée au départ, mais qui, très vite, se réclame du FLN, le soutient et lui donne — au prix de nombreuses victimes — le mandat populaire dont il a besoin face aux Européens et à Charles de Gaulle ?

Comme le soulignent les auteurs, il y a « un avant et un après-11 décembre 1960 pour tous les acteurs de la guerre » (p. 206). Plus de trois ans après le départ d’Abane Ramdane et de ses compagnons d’Alger, il marque « le retour » du FLN en ville et la relance de la lutte au moment où l’Armée de libération nationale (ALN) s’effondre dans les campagnes. Aux yeux du monde désormais, le représentant de l’Algérie est à Tunis et non plus à Paris ou à Alger. La preuve est faite, en l’absence de toute présence militaire FLN, la population a manifesté ouvertement son sentiment national, donnant ainsi raison non sans ironie aux théoriciens de la contre-guérilla, ces colonels de l’armée française pour qui c’est le contrôle des populations, et non les succès militaires, qui est la clé du succès.

Le livre se termine par une réflexion sur le poids de la guerre dans l’imaginaire algérien d’aujourd’hui. Elle légitime, à défaut d’élections « sincères et loyales », les pouvoirs en place à Alger tout en restant un enjeu, comme pendant la guerre à Tunis, entre clans et factions, « un enjeu politique, historique et de mémoires ». Mais la scène est jouée par des septuagénaires qui s’adressent à une population où les moins de 50 ans sont majoritaires et constituent un public de plus en plus incrédule. On aurait aimé un chapitre sur un autre legs de la guerre, matériel et social celui-là : les campagnes ont été désertées, les villes « ruralisées », l’exode des Européens a privé le pays de ses cadres à son démarrage ; l’Algérie s’est refermée sur elle-même, excluant de sa mémoire les racines autres qu’islamiques du mouvement national. On l’aura compris, l’ouvrage marque une étape dans l’historiographie de l’Algérie alors qu’une nouvelle génération d’historiens algériens (Malika Rahal, Yassine Temlali, Myriam Aït-Aoudia, Amar Mohand Amer entre autres) prend le relais, à la suite de Mohammed Harbi, le pionnier, qui a préfacé le premier tome.

1Réunion des représentants de tous les secteurs engagés dans la guerre d’indépendance, qui s’est tenue sur le cours inférieur de l’oued Sahel-Soummam en août 1956.

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