
Disparu en 2011 à tout juste soixante ans à Tira, au pied de Ramallah, François Abou Salem reste une figure charismatique pour tous ceux qui l’ont approché. Sa grande silhouette demeure associée à un visage à la fois joyeux et ouvert, tourmenté et grave, qui renvoyait souvent les secousses de désespérance dont il était assailli.
Né en France, il passe son enfance et son adolescence à Jérusalem-Est où s’étaient installés ses parents puis poursuit des études à Beyrouth. D’origine hongroise, son père, Lorand Gaspar, était un chirurgien, poète et auteur de renom dont l’ouvrage emblématique Une Histoire en Palestine a fait date. Francine, sa mère, est une artiste, sculptrice et scénographe.
Revenu en France en 1968, il se forme au théâtre, notamment à Strasbourg et au Théâtre du Soleil de la Cartoucherie de Vincennes près de Paris, mais son ambition est de revenir en Palestine pour y créer un théâtre palestinien, ce qu’il fera deux ans plus tard tout en continuant à se former en Europe.
Créer une scène palestinienne
La guerre de juin 1967 a mis Jérusalem-Est, la Cisjordanie et Gaza sous domination israélienne et rendu la vie insupportable aux Palestiniens. François Lorand Gaspar, qui s’est toujours considéré comme palestinien, change alors son nom en Abou Salem. Il envisage d’abord de faire des films, mais les difficultés de réalisation et de diffusion le ramènent au théâtre. Il fonde la troupe amateure Al-Balâlin (les Ballons), en 1971 avec son ex-épouse Jackie Lubeck et des comédiens de Galilée et des territoires palestiniens.
Malgré une scission en 1974 à partir de divergences de vues et de fonctionnement quand une partie de la troupe devient Bilâ-lîn (Sans concession), leur activité connaît une pérennité exceptionnelle. Ils parviennent à tourner dans les territoires palestiniens et mènent de front une activité d’éducation populaire culturelle, en particulier dans les villages, les écoles, les communautés marginalisées qui n’ont pas accès au théâtre.
En 1977, les deux troupes fusionnent à nouveau et vont créer Al-Hakawati (Le Conteur) qui deviendra le Théâtre national palestinien (TNP) et ouvrira ses portes à Jérusalem-Est dans un ancien cinéma de la rue Salah Eddin le 9 mai 1984. Deux salles restaurées et équipées vont permettre au lieu de devenir un point de convergence pour le monde du théâtre, et une scène culturelle offrant au public de nombreuses pièces aux styles et esthétiques variés. Il servira aussi d’espace de rencontres, notamment pour des mobilisations et manifestations, mais son activité est surveillée, entravée ; des comédiens sont fouillés, interrogés, voire arrêtés, certaines pièces sont censurées et le théâtre est fermé à plusieurs reprises par les autorités israéliennes.
Auteur, acteur et metteur en scène, François Abou Salem a engagé ses forces et sa vie pour créer et faire connaître un théâtre palestinien en arabe dialectal, populaire et poétique, détaché du modèle européen dominant. Il voulait à la fois développer une recherche esthétique et s’engager dans la conservation de la mémoire palestinienne, singulière et plurielle. Il recevra le prix Palestine des mains de Yasser Arafat en 1998, pour s’être consacré corps et âme au projet du TNP dont il restera le codirecteur, avec son collègue et ami Amer Khalil, jusqu’à sa disparition.
Une visibilité à l’international
Abou Salem faisait sans cesse l’aller-retour entre la Palestine et le reste du monde. Il a adapté des pièces de Dario Fo et de Bertold Brecht, chez qui il voyait un engagement politique et esthétique qui allait toucher le public palestinien. Il s’intéressait au jeu de la commedia dell’arte et aux textes des auteurs du répertoire européen qu’il a contribué à populariser. Il s’est consacré à la professionnalisation d’Al-Hakawati et a cherché à lui donner une visibilité à l’international. Mais malgré des tournées — dont L’Histoire de Kufur Shamma1 en Europe et aux États-Unis en 1988 et 1989 —, le travail de la compagnie reste longtemps peu connu à l’extérieur de la Palestine.
Au début des années 2000, Al-Hakawati va accentuer ses partenariats avec des artistes et des théâtres européens pour permettre la mutualisation des conditions de création, des lieux et des financements, même s’ils sont souvent très déséquilibrés et peuvent interférer sur les processus de création. Cela permet néanmoins aux théâtres palestiniens de jouer en dehors de leurs frontières et de donner une visibilité à la situation politique des Palestiniens. François Abou Salem parviendra à monter Shams and Co, un projet qui voulait mettre en relation et sur les planches des Palestiniens du nord de la Cisjordanie et en France, des habitants de la Seine–Saint-Denis (Montreuil, Bagnolet, Le Blanc-Mesnil), sur trois ans. Si le dernier volet n’a pu aboutir faute de soutiens et de moyens, l’expérience d’accueil des Palestiniens en France en 2001, et celle des habitants de la Seine–Saint-Denis en Palestine l’année suivante ont été fondatrices pour tous les participants.
Amer Khalil va prolonger la démarche d’inviter des artistes étrangers à venir travailler au TNP après la disparition de François Abou Salem. Un partenariat important est ainsi mis en place avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry codirigé par Adel Hakim et Élisabeth Chailloux. La pièce Antigone, créée à Jérusalem en 2011 puis en tournée en France, reçoit ainsi le prix du meilleur spectacle étranger du Syndicat de la critique (théâtre) en 2012. Créée en 2015 à Jérusalem, Des roses et du jasmin couvre la dépossession palestinienne et l’occupation israélienne sur quarante ans. La troupe viendra à Ivry en 2017, juste avant le décès d’Adel Hakim en 2018.
Dans le prolongement de l’action de François Abou Salem
Ce ne sont que quelques moments de l’activité d’Al-Hakawati qui a aussi et surtout compté pour élaborer, avec d’autres théâtres et comédiens, un théâtre palestinien dans les territoires palestiniens. Cette visibilité et cette reconnaissance poursuivies par Amer Khalil dans des conditions qui se sont terriblement durcies, en particulier depuis le 7 octobre 2023, ont été rendues possibles par l’expérience unique d’action et d’engagement de François Abou Salem. La pièce About François2 écrite et mise en scène par l’allemande Lydia Ziemke en 2018, qui rassemble des artistes européens et palestiniens, contribue aussi à faire connaître cette histoire et à garder vivante la figure d’Abou Salem.
Dans son ouvrage en trois parties passionnantes (« François Abou Salem et les débuts du théâtre palestinien : des troupes amatrices à l’institution » ; « Le parti pris esthétique au profit des territoires palestiniens » ; « Le théâtre palestinien de François Abou Salem en exil »), où elle contextualise la création et les conditions de travail en Palestine, Najla Nakhlé-Cerruti a aussi inséré un précieux cahier de photographies issues pour la plupart du Fonds François Abou Salem3. Un fonds considérable avec des notes, des dessins, des photos, des vidéos, des articles de presse, éléments de décor, etc., inventorié avec Héléna Rigaud. Dans la préface, Olivier Py écrit :
La superposition de la figure de Bashar Murkus à celle du fondateur du théâtre palestinien nous interdit de désespérer.
Rappelons qu’il fut le premier à programmer une pièce palestinienne, Le musée, de Bashar Murkous et Khulood Basel, dans le « in » du Festival d’Avignon en 2021. Ces deux fondateurs, avec d’autres artistes, de l’Ensemble Khashabi de Haïfa et seul théâtre palestinien indépendant en Israël, y joueront de nouveau les 23, 24 et 25 juillet 2025 leur dernière création, Yes Daddy.
Signalons également, à l’initiative des Amis de l’Huma et d’Orient XXI, la rencontre et lecture, « Voix palestiniennes — voix de résistance », le 18 juillet 2025 de 18 h 30 à 20 h à la Maison Jean Vilar, à laquelle contribueront, entre autres, Najla Nakhlé-Cerruti et Nada Yafi, traductrice des textes poétiques de Gaza Que ma mort apporte l’espoir (Libertalia, collection Orient XXI, 2024).
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1« A Video of the Performance of « Kufur Shamma », Written and Directed by Francois abu Salem, Amsterdam, 1989 », The Palestinian Digital Museum Archive.
2Astrid Chabrat-Kajdan, « “About François”, retour sur une pièce de théâtre de François Abou Salem (3) », Les Carnets de l’Ifpo, 1er juillet 2020.
3NDLR. Ce fonds se trouve au TNP, à Jérusalem-Est.