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Littérature

L’Algérie des mots et des armes du poète Jean Sénac

En 1957 paraissait chez l’éditeur Subervie Le Soleil sous les armes, Éléments d’une poésie de la Résistance algérienne, un texte de 60 pages de Jean Sénac. Les éditions Terrasses viennent de le rééditer dans un livre qui comprend également, outre plusieurs poèmes inédits, une série d’hommages et de témoignages au grand poète algérien assassiné à Alger un jour d’août 1973.

L'image présente un jeune homme assis, vêtu d'un pull noir et d'une chemise claire. Il a les cheveux foncés et porte une expression pensive, regardant légèrement à gauche. Le décor en arrière-plan suggère un intérieur avec des éléments architecturaux, bien que les détails ne soient pas très clairs. L'atmosphère de la photo semble rétro, avec un contraste marqué entre les ombres et la lumière.
Jean Sénac, été 1951
Tony Ciolkowski/Bibliothèque de l’Alcazar, Marseille

Le 12 mars 1956, l’Assemblée nationale française votait les pouvoirs spéciaux au gouvernement Guy Mollet pour « rétablir l’ordre » en Algérie. « La France doit rester en Algérie et elle y restera », avait déclaré Guy Mollet à Alger le 6 février, devant les manifestations d’hostilité des Européens lors de ce qui fut appelé la « journée des tomates ». Le mois suivant, le président du Conseil décidait l’envoi de rappelés et d’appelés du contingent dans les départements d’Algérie pour un effectif de 200 000 soldats.

Le soleil sous les armes est à l’origine le texte d’une conférence donnée à Paris par Jean Sénac le lendemain du vote des pouvoirs spéciaux — le 13 mars 1956 —, à l’initiative de l’Union des étudiants de la nouvelle gauche. Difficile de ne pas y voir une réponse à ce qui s’annonce comme le début d’une guerre, même si on évite soigneusement de prononcer le mot. Drôle de réponse cela dit, en forme d’essai, d’esquisse d’anthologie de la poésie de résistance algérienne, ou de manifeste poétique — ou les trois à la fois.

La résistance et le politique s’y jouent dans et au-delà des lignes imprimées. À l’époque déjà des discours guindés de prix Nobel1 , Sénac présente en effet son texte dans les petites salles aux jeunesses d’Algérie s’organisant dans l’exil, et devant les jeunesses de France sentant sans doute leur retard dans le train d’une histoire qui n’a pas le temps d’attendre lorsque les maquis grondent déjà2.

En 1957, le texte sera imprimé, puis censuré six jours après sa publication dans la revue Exigence ; puis repassera à l’oralité lors d’une présentation au siège de l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Sénac le reprendra encore lors de deux conférences à Grenoble, en 1958 et en 1962.

Poétique de la résistance

L’incipit résume le message essentiel de ce texte d’une cinquantaine de pages : « Poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme inlassablement affûte sa dignité. » S’il peut être considéré comme une réponse aux bruits de bottes en ce début d’année 1956, c’est parce qu’il affirme (et profère) que la poésie est par nature résistante et que le poète est celui qui porte les aspirations communes du peuple à la liberté. Celui qui ne le fait pas trahit ; il est comptable des « désertions de l’espérance », dit Sénac, citant Léon Bloy. Son acte de résistance consiste à manifester une expression indépendante des diktats de l’« Administration », à parler librement de la liberté. En cela, et en revendiquant un droit à la poésie, il ne peut que rejoindre le militant révolutionnaire dans le combat pour l’indépendance.

À tel point que les deux ne font plus bientôt qu’un seul homme, écorcheur de ténèbres, persuadé de l’Unique Combat et de l’urgence d’un Front Unique.

La poésie comme forme de résistance a une longue histoire en Algérie, explique Jean Sénac. Au moins entre la prise d’Alger en 1830 et les terribles massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, à l’aube de l’éveil nationaliste algérien. Autant dire qu’elle fleurit sur le fumier de l’histoire coloniale, pour les mêmes raisons — le parallèle n’est pas innocent — que la France a connu, dix ou quinze ans auparavant, une poésie engagée dont celle de son ami René Char est sans doute le plus brillant exemple. Il cite des textes anciens tirés de l’oubli, traduits de l’arabe, dont certains remontent au XIXe siècle. Poèmes, chansons et contes populaires, « ces œuvres folkloriques contiennent en puissance les qualités motrices de l’esprit algérien ». Elles sont pour Sénac le terreau, la « matière d’appui » d’un courant littéraire qui naît dans les années 1930 et se développe après 1945, comme une « insurrection de l’esprit », écrira-t-il en 1971 dans son Anthologie de la nouvelle poésie algérienne.

La langue est un déchirement provisoire

Pour l’heure, être un poète algérien et devoir exprimer en français l’appartenance à la communauté algérienne n’est qu’un « déchirement provisoire », puisque la langue imposée par le colonisateur — comme outil de dépersonnalisation, disait Kateb Yacine — devient sous le stylo du poète une arme dont on se saisit et qu’on retourne contre l’ennemi. À une condition cependant : il faut faire un effort de « transcréation » en s’affranchissant de la forte imprégnation culturelle occidentale induite par l’usage de cette langue coloniale :

Certes, nous sommes héritiers d’univers légués par Breton, Lorca, Eluard, Char, Faulkner, Maïakovski, Aragon, Valéry. Il nous appartient de rompre l’enchantement et de coller plus vigoureusement nos oreilles contre la terre natale. Nous y entendrons quelques bouleversantes complaintes et des chevauchées fabuleuses. […] et nous transmettrons fièrement le relais à nos frères, les poètes arabes de demain.

Sénac va plus loin que tous les écrivains algériens de cette génération — Kateb Yacine compris — quand il professe, non sans un certain courage intellectuel et avec lucidité, que cette littérature « de graphie française » est une littérature de transition, préparant l’avènement du « Grand Œuvre arabe ». Elle est vouée à s’effacer, c’est presque sa mission.

Les dix dernières pages du Soleil sous les armes sont pourtant un vibrant plaidoyer pour une Algérie future qui saura, assure-t-il, dépasser la haine entre les communautés européenne et « musulmane » et accueillir tous ceux (juifs, musulmans, Arabes, Berbères, Européens) qui en feront leur patrie. S’il en est si sûr, c’est parce qu’on peut lire dans les chants traditionnels traduits par Jean Amrouche3| que le peuple algérien est ouvert à la « fraternité universelle ».

Cette bonté, cette pureté, cet enthousiasme tenaces, grâce auxquels on avait cru pouvoir le déposséder et l’enchaîner, voici qu’il les verse au patrimoine commun des peuples.

Algérianité sentimentale

La plate-forme politique du Front de libération nationale (FLN) à l’issue de son congrès du 20 août 1956 (Congrès de la Soummam) l’annonçait :

[…] L’Algérie libre et indépendante, brisant le cloisonnement racial fondé sur l’arbitraire colonial, développera sur des bases nouvelles l’unité et la fraternité de la Nation Algérienne dont la renaissance fera rayonner sa resplendissante originalité.

Le FLN traduit ainsi, en termes politiques, un rêve que Sénac pense commun à plusieurs poètes et écrivains d’Algérie (et de France) : « si nous incendions des récoltes cruelles, c’est pour que monte à nouveau, de la terre brûlée, une moisson fraternelle où chacun trouvera sa gerbe et le sourire de l’accueil ». Ce lyrisme solaire, tout autant que la vision assumée d’une poésie par nature résistante, crée un pont entre la rhétorique politique et une poétique militante. Idéaliste, a-t-on dit. Mais une dizaine d’années seulement le sépare de Mai 1968 et de l’un de ses plus beaux slogans : « Soyez réaliste, demandez l’impossible ».

Dans Le Soleil sous les armes, ce pied-noir né à Béni-Saf le 29 novembre 1926 se définit lui-même — se choisit — comme algérien par l’écriture. Pour lui, « est écrivain algérien tout écrivain ayant définitivement opté pour la nation algérienne ». Mais d’origine catalane, il est officiellement français par les hasards de l’histoire coloniale, et le restera jusqu’à son assassinat à Alger le 30 août 1973. La bureaucratie algérienne lui avait refusé la nationalité algérienne.

Pour Hamid Nacer-Khodja, spécialiste de son œuvre, « son algérianité sentimentale ne pouvait s’enraciner dans la tradition du pays. […] Ayant tardé à demander sérieusement de son vivant cette citoyenneté, Sénac a cru que pour être algérien, il suffisait d’opter pour la nation algérienne. Son algérianité était fondée sur la naissance, la résidence en Algérie et l’action patriotique passée. »4.

L’action patriotique de Jean Sénac avait commencé en août 1954, quand il fut en quelque sorte « démissionné » de son poste à Radio Alger après une émission sur Mouloud Mammeri dans laquelle il avait employé l’expression « patrie algérienne ». Exilé à Paris, il rejoint les militants de la Fédération de France du FLN, participe à l’installation de l’imprimerie clandestine d’El Moudjahid, organise des rencontres et publie des textes engagés dans les revues qui les acceptent (notamment la revue Esprit). Il rentre en Algérie en octobre 1962 et poursuit ses activités littéraires, jusqu’à ce que le coup d’État de Houari Boumediene en 1965 y mette fin. Il tombe d’autant plus en disgrâce qu’il ne fait pas mystère de son homosexualité.

L’internationalisme libérateur, aujourd’hui comme hier

La mémoire de Jean Sénac doit beaucoup à la fidélité sans faille d’une poignée d’amis historiques, français et algériens, et ses œuvres ont continué à paraître d’un côté comme de l’autre de la Méditerranée. Le livre contient d’ailleurs un grand nombre d’hommages et des témoignages de ces amis, avant de se terminer par un recueil de poèmes inédits.

Les éditions Terrasses se situent dans la continuité de cette fidélité, avec une ligne éditoriale voulue postcoloniale et internationaliste, en republiant, après Juste au-dessus du silence de la poétesse Anna Gréki, Le soleil sous les armes. Leur ambition est de faire renaître ce carrefour culturel et politique de la Méditerranée imaginé juste avant le début de la guerre de libération nationale algérienne par la revue du même nom, fondée parle poète en 1953 et dont l’unique numéro proposait alors des ponts entre écrivain. e. s engagé. e. s des deux rives de la Méditerranée pour « soutenir un internationalisme libérateur porté par la poésie et la prose ».

La note des éditeurs, qui se présentent comme un mystérieux « collectif informel », répond d’avance – et de façon plutôt convaincante — à la question de l’actualité de l’œuvre de Jean Sénac :

Les pistes critiques tout autant que poétiques qui naissent à l’écrit dans ce Soleil sous les armes doivent continuer à être explorées pour accompagner les théorisations de la littérature en Algérie, permettant par ricochet de déconstruire un peu les remparts fumeux de la langue française ici et dans le monde. Comment en effet ne pas s’inspirer des concepts de « littérature de graphie française » ou de « littérature de transition » en acceptant qu’une telle force théorique ait été pensée et développée ailleurs qu’en France, alors qu’elle nous concerne aussi de ce côté-ci de la Méditerranée ?

1Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature en 1957, soit l’année de publication du Soleil sous les armes. C’est lors d’une conférence donnée à cette occasion devant les étudiants à Stockholm qu’il prononce la phrase célèbre : «  Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice  » qui lui vaudra une rupture définitive avec Sénac et Kateb Yacine.

2«  Note des éditeurs  ».

3Chants berbères de Kabylie, Tunis, 1939 (Charlot ed., 1946).

4Hamid Nocer-Kodja, «  Jean Sénac, du poète obscur au poète solaire  », in Le soleil fraternel : Jean Sénac et la nouvelle poésie algérienne d’expression française : actes des Rencontres méditerranéennes, janvier 1999.

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