Jérusalem, capitale éternelle de la spéculation

Ville fragmentée, divisée, inégalitaire, Jérusalem est aussi le laboratoire urbain d’une alliance inédite entre le nationalisme religieux et le capitalisme foncier. La sociologue Sylvaine Bulle consacre une passionnante étude à ses origines et à son développement rapide.

L'image montre un paysage urbain d'une ville, où plusieurs bâtiments sont alignés sur une colline. À travers ces constructions, on peut voir de grandes peintures murales représentant des yeux, aux couleurs vives, qui ajoutent une dimension artistique à cet environnement. Les bâtiments varient en couleurs et en textures, allant du beige au rose, et certains semblent en cours de rénovation. L'atmosphère générale évoque un mélange de quotidien et de créativité, avec une forte présence d'art urbain.
Silwan, quartier de Jérusalem-Est. Des fresques murales « regardent l’occupation israélienne dans les yeux »

Aucune autre ville que Jérusalem, sans doute, ne croule plus sous les mythes et les fantasmes. À l’inverse, la sociologue Sylvaine Bulle veut « défendre le réalisme de la vision, débarrassée de tout affect ou de toute angoisse hypertrophiée ». On ne retrouvera donc dans cet ouvrage, fruit d’un beau travail, ni récit sur la « Ville sainte », la « capitale éternelle », ni hommage médiatico-touristique attendri à la « diversité » ou à la « mosaïque » de la cité.

Ce dernier cliché, largement répandu, ne résiste pas au regard scientifique. Diversité ? Fragmentation, réplique l’autrice. La vieille ville ottomane, aussi bien que la cité moderne qui l’entoure, est aujourd’hui « une somme de fragments sociaux et ethniques stables depuis 1967 », c’est-à-dire depuis l’annexion de la partie est de la cité — plus un large territoire adjacent — par l’État d’Israël. La « diversité » et la pluralité ont bien existé, jusque dans la première moitié du XXe siècle, quand Jérusalem était la « capitale » de la Palestine sous mandat britannique.

La partition de la ville en 1948, l’administration de la partie est par Jordanie jusqu’à la guerre de 1967, puis l’annexion, ont engendré petit à petit des espaces de plus en plus fermés les uns aux autres, « une somme d’îlots et de forteresses ». Juifs ultra-religieux et laïcs s’ignorent, et tous ignorent le plus possible les Palestiniens de Jérusalem-Est. Ces différentes populations ne se rencontrent que dans les centres commerciaux, les hôpitaux et dans certaines universités, où les professeurs palestiniens sont toutefois peu nombreux.

« Tiers-ville » à l’est, « ville-marchandise » à l’ouest

La plus grande fracture se trouve évidemment entre la partie ouest, juive, et la partie est, annexée. Soumis au grignotage de leurs quartiers par la colonisation de juifs religieux soutenus par les institutions israéliennes, les « résidents » palestiniens, qui ne sont pas citoyens, vivent dans une « tiers-ville ». À Jérusalem-Est, dotée de 10 % environ du budget municipal (pour environ 40 % de la population totale), aux écoles et services publics « inexistants », plus de 60 % de personnes vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Les permis de construire délivrés au compte-gouttes, le mur qui les sépare de la Cisjordanie et les routes de contournement isolent de plus en plus les habitants.

Cette fragmentation, ajoutée au caractère de plus en plus religieux de la cité, ne permet pas à Jérusalem d’accéder au statut de « ville globale », caractérisée par l’activité économique, la présence de nombreux étrangers, et un milieu artistique et créatif important. C’est Tel-Aviv, bien que deux fois moins peuplée pour la ville-centre, qui correspond à cette description. Jérusalem est une ville religieuse. Les partis religieux ont remporté près de la moitié des sièges aux dernières élections municipales en 2018, et ils ont à cœur de favoriser, par exemple, le financement des quelque 2 000 écoles juives ultra-orthodoxes, largement majoritaires dans le système éducatif. Mais le nationalisme religieux y sert aussi des intérêts particuliers. « La relation entre capitalisme et nationalisme est restée peu explorée alors qu’elle est à la base de la privatisation de l’espace à Jérusalem », écrit Sylvaine Bulle dans le chapitre le plus saisissant de son ouvrage.

La rhétorique politico-sacrée de la « capitale éternelle du peuple juif » fait bon ménage avec l’idéologie libérale et la spéculation. En vingt ans, les municipalités ont mis en avant l’activité immobilière et patrimoniale. Gentrification, marchandisation des sites historiques et de l’espace bâti, gigantesques opérations immobilières « destinées à satisfaire en premier lieu les visiteurs, les touristes et les membres de la diaspora juive au détriment des résidents » ont transformé la partie juive de Jérusalem. « La ville sainte se mue en ville-marchandise, amalgamant les figures spirituelles et bibliques avec le loisir et la consommation », commente Sylvaine Bulle. Autour des remparts ottomans, de nouveaux quartiers surgissent dans des espaces jusqu’ici préservés, comme le « village de David » qui accueille 200 boutiques et un ensemble résidentiel d’appartements de luxe aux toits-terrasses rappelant l’architecture palestinienne. Une kyrielle d’autres projets luxueux surgissent dans toute la partie ouest de Jérusalem. Les promoteurs profitent de la dérégulation des règles d’urbanisme, qui permet de surélever les constructions ou de construire des immeubles supérieurs à cinq étages.

Les gratte-ciels de Holyland

Outre un quartier d’affaires d’un million de mètres carrés à l’entrée de la ville, des ensembles à l’esthétique discutable surgissent donc un peu partout, tel l’ensemble Holyland (Terre sainte), « dix tours résidentielles de dix-huit étages et deux gratte-ciels de trente-deux étages, visibles depuis de nombreuses parties de la ville ». Sa construction a valu au maire d’alors, Ehud Olmert, devenu ensuite premier ministre, une condamnation à de la prison ferme en 2010 pour corruption. Les revendications politico-religieuses d’une « capitale éternelle » s’accommodent des pratiques néolibérales mises en œuvre en dehors de toute consultation démocratique, explique Sylvaine Bulle, qui décrit la « privatisation des opérations d’aménagement, concédées à des investisseurs locaux qui ont souvent pour partenaires financiers des élus locaux ».

Des mouvements de résistance existent parmi les intellectuels, les architectes, les associations de défense du patrimoine, mais ils ont peu d’influence. Une « ville plus juste » reste malgré tout possible, espère Sylvaine Bulle, passant par l’infra politique… allant de l’art aux engagements civiques, les micro-mouvements de voisinage. « Il n’est peut-être pas trop tard », conclut-elle.

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