Bien peu de textes publiés par un auteur arabe ont connu la fortune du Prophète depuis 1923, sa date de parution. Si Khalil Gibran était né en 1883 dans l’actuel Liban et avait une production littéraire en arabe, c’est en langue anglaise que sort son ouvrage le plus fameux, publié à New York. Depuis, il s’en est vendu des dizaines de millions d’exemplaires. Le court texte a été traduit dans une quarantaine de langues et, dit-on, les tirages actuels approcheraient ceux de la Bible dans nombre de pays.
Volontiers mobilisé lors des cérémonies religieuses pour son caractère œcuménique, la capacité de ce conte à évoquer les choses de la vie, de l’amour à l’éducation en des termes simples et à coup d’aphorismes poétiques sied bien à des sociétés touchées par la sécularisation et la mise à distance des Églises de toutes sortes. Le discours de Khalil Gibran est compatible avec la religion, fondé sur une forme de syncrétisme. Il est en même temps comme désincarné, indépendant des textes canoniques monothéistes ou des religions dites d’Asie orientale, et particulièrement accessible dans sa formulation. C’est pourquoi Le Prophète est fréquemment associé à la vague New Age, mais trouve aussi sa place dans les rayons de développement personnel des librairies.
Incarner le conte
L’un des attraits de la démarche illustrée de Zeina Abirached réside dans le rattachement du texte à une esthétique et à des images. De longue date, certaines éditions employaient des illustrations, enluminures ou peintures, en particulier réalisées par Gibran lui-même. Mais celles-ci renforçaient alors, par exemple à travers le recours à des pastels, la dimension éthérée du propos.
À bien des égards, le dessin d’une grande sobriété graphique de Zeina Abirached renvoie Le Prophète à un espace géographique, manifestement « oriental », toujours atemporel. Il valorise ainsi un récit dont la trame, certes extrêmement dépouillée, est ailleurs négligée. Certaines références architecturales yéménites, la quma omanaise sur la tête du Prophète, les dhow, navires du golfe Arabo-Persique, ou encore les turbans des clercs circonscrivent l’espace sans effacer la dimension imaginaire et universelle du texte. Les grands aplats de noirs, les pages sobrement illustrées tout comme le caractère répété de certains motifs de vagues, nuages ou ciels étoilés invitent à l’introspection, laissant le temps et l’espace pour apprécier la prose de Gibran.
Un public en quête d’optimisme
Le héros Almustafa (soit « l’élu » en arabe, surnom utilisé pour désigner Mohammed en référence à la tradition islamique, par un auteur de culture chrétienne) est un étranger échoué sur une île pendant de longues années. Avant son départ définitif, il livre à ses habitants ses principes philosophiques empreints de nuance, de tolérance et de respect.
La présentation « en illustré » conçue par Zeina Abirached a pour indéniable intérêt de valoriser la richesse d’un patrimoine littéraire arabe face au fracas actuel des bombes et aux cris de leurs victimes, face aussi aux stéréotypes racistes. Dans un élan similaire, Bachar Mar-Khalifé, autre artiste libanais, avait mis en musique certains passages du même texte dans son dernier album On/Off, en 2020. Par la beauté des dessins et la vaste diffusion du format du roman graphique qui plait tant aujourd’hui, gageons que cette nouvelle édition portée par Zeina Abirached touchera un public en quête de bribes d’optimisme.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.