La si longue marche des Kurdes

Déjà auteur d’un ouvrage de référence (Le peuple kurde, clef de voute du Moyen-Orient), Olivier Piot revient, avec Kurdes, les damnés de la guerre, sur l’histoire de ce peuple longtemps oublié auquel de nombreuses promesses ont été faites qui n’ont jamais été tenues.

Rassemblement pour le référendum pro-indépendance au stade Franso Hariri à Erbil, 22 septembre 2017
Levi Clancy/Wikimedia Commons

Dans son nouveau livre1, le grand reporter Olivier Piot prend le parti de retracer l’histoire des Kurdes de façon exhaustive et de décortiquer point par point toutes les étapes qui la jalonnent. Des étapes où la violence subie s’accompagne toujours du refus de s’y soumettre. Le fil rouge de cette continuité, c’est « un siècle de luttes et finalement toujours le même enjeu pour les Kurdes : gagner la reconnaissance de leur droit à entrer, par la grande porte, dans l’histoire moderne. »

Afin d’emporter cette reconnaissance, les Kurdes installés en Anatolie, dans la Haute Mésopotamie et la partie extrême-orientale de l’Iran ont longtemps pensé que l’unique voie à suivre était d’être rassemblés en un Grand Kurdistan.

Répartis dans quatre pays (Turquie, Iran, Irak et Syrie), ils ont cependant (provisoirement ?) remisé ce projet. Et, alors que d’aucuns s’efforcent de trouver leur place dans les institutions de leur État ou tentent d’échapper aux persécutions de leur gouvernement, d’autres, à l’occasion des actuels conflits qui bouleversent le Levant, s’efforcent de saisir l’occasion de se faire admettre comme entité ethnico-culturelle et d’être la source d’un projet émancipateur. Enfin, d’anciens rebelles assagis n’hésitent pas à pactiser avec l’ennemi de leurs frères. Ces différentes situations sont révélatrices de la complexité de la « question kurde ».

Un hypothétique État indépendant

« La longue “damnation” des Kurdes », comme l’appelle Olivier Piot, commence à l’issue du premier conflit mondial, lorsque les Kurdes sont les grands perdants du dépeçage de l’empire ottoman auquel se livrent Britanniques et Français et, dans une moindre mesure, Grecs, Italiens et Russes. Un dépeçage opéré dans le cadre des accords Sykes-Picot et des traités successifs de Sèvres et de Lausanne.

Reniant la promesse que les Britanniques ont faite aux Arabes d’un vaste État borné à l’est par l’Iran actuel et à l’ouest par la Méditerranée et la mer Rouge, les puissances européennes vont choisir de procéder au partage à leur profit de la « Sublime Porte ». Pour les Kurdes, cette répartition marquera le début de la chronologie des espérances déçues et des reniements et abandons successifs. De ce morcellement qui ignore les volontés des peuples sortiront l’Irak, la Syrie et la Transjordanie, ainsi que la Palestine mandataire.

Bénéficiant d’un autre reniement des vainqueurs, la Turquie obtiendra de récupérer ce qui devait être le territoire d’un Kurdistan indépendant, alors que le traité de Sèvres, signé en 1920, en prévoyait précisément l’existence. Mais trois ans plus tard, à Lausanne, après que les troupes de Mustafa Kemal sont sorties victorieuses d’affrontement avec les armées britanniques et grecques, la Turquie obtient que cette hypothèse soit abandonnée.

« Turcs des montagnes » ou apatrides

Olivier Piot distingue avec précision les différentes situations dans lesquelles vont se retrouver les Kurdes selon les moments de l’histoire des nations dans lesquels ils ont été inclus, et comment ils vont tenter de maintenir une identité plurielle. Ils peuvent être sunnites ou chiites, chrétiens ou juifs, alévis ou yézidis ; ils parlent quatre langues (toutes d’origine persane) et partagent une « kurdicité » qui a traversé les siècles en dépit des leurs divergences politiques.

L’auteur expose ce qui leur est advenu, non pas du point de vue de ceux qui les ont « assignés à résidence » ou qui les ont maintenus en sujétion, mais selon la façon dont ils ont tenté de desserrer l’étau national — ou plutôt nationaliste — qui a conduit les leaders arabes irakiens et syriens, turcs ou iraniens à nier jusqu’à leur existence. À titre d’exemple, il rappelle qu’en Turquie, les Kurdes n’ont longtemps existé que sous le vocable de « Turcs des montagnes ». Cette négation identitaire qui faisait suite à quinze années (1925-1939) d’insurrections dans l’Est anatolien, toutes écrasées par les troupes kémalistes (aidées par les Occidentaux), s’est conclue par la déportation ou le massacre de près de 1, 5 million de Kurdes. « En 1939, dévasté, le Kurdistan de Turquie est déclaré “zone interdite aux étrangers”. Il le restera jusqu’en 1965. »

Érigé en monarchie par les Britanniques, devenu une République à partir de 1958, l’Irak verra les insurrections kurdes se répéter. Il sera aussi le seul pays où, plus de 80 ans après sa création, à l’occasion de la guerre déclenchée en 2003 par les États-Unis, les Kurdes finiront par obtenir une pleine autonomie, un gouvernement et un Parlement.

Lorsqu’en 1946, la Syrie, protectorat français, obtiendra son indépendance effective, les droits civiques des Kurdes seront supprimés et leurs terres confisquées au bénéfice de colons arabes.

En 1962, Damas organise un recensement dans la province de Qamishli, au nord-est du pays. Près de 120 000 Kurdes sont alors déclarés “non enregistrés” ou “étrangers”. Transmis d’une génération à l’autre, ce statut d’apatride touchait, à la fin des années 1990, plus de 400 000 Kurdes de Syrie.

L’utopie du « Grand Kurdistan » mise à mal

En 1925, Reza Shah, fondateur de la dynastie des Pahlavi, s’empare du pouvoir à Téhéran et met un terme à la période des rébellions kurdes commencée dans les années 1920. En 1941, lors du second conflit mondial, afin de se garantir l’accès aux champs de pétrole iraniens, l’Armée rouge occupe le nord du pays et l’armée britannique, le sud.

Entre ces deux zones, les Kurdes profitent de l’affaiblissement temporaire de Téhéran pour jouir, de fait, d’une forme d’autonomie autour de la ville de Mahabad.

Lâchée par Staline, attaquée par Téhéran, la jeune République de Mahabad va rapidement s’effondrer au lendemain de la guerre. Pourtant, cette expérience « consacre la première victoire politique kurde depuis le traité de Lausanne », affirme Olivier Piot.

Lorsqu’en 1979 l’ayatollah Khomeiny prend le pouvoir à Téhéran, les Kurdes iraniens majoritairement sunnites voient leur sort s’aggraver. Alors que la guerre entre l’Iran et l’Irak est déclenchée, les deux partis kurdes indépendantistes qui se partagent le pouvoir en Irak depuis 1970, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani, selon le principe « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » (même provisoire), signent un accord avec Téhéran. Celui-ci offre à Saddam Hussein l’occasion rêvée pour procéder à des massacres punitifs — dont celui d’Halabja où l’utilisation d’armes chimiques fera plus de 5 000 morts —, mettant ainsi un terme au « rêve d’autonomie, réputé plus “réaliste” par les cadres du PDK, [et qui] se révèle aussi utopique que celui du Grand Kurdistan. »

Bien des années après le pouvoir fort d’Atatürk qui, dans les années 1920 et 1930, s’est efforcé d’éradiquer le mouvement nationaliste kurde, est fondé en 1978 le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Porteur d’un programme radical : l’indépendance du Kurdistan, il est partisan de la guérilla pour le faire aboutir. En réponse à cette revendication indépendantiste et pour venir à bout des maquisards, le pouvoir recourt à une violence inouïe.

Une longue période de guerre civile et de destructions s’ouvre pour la population kurde de Turquie. Les provinces de l’Est sont placées en état de siège et près de 4 000 villages kurdes seront détruits.

De cette litanie d’échecs sanglants, Olivier Piot n’en tire pas moins la conclusion que « Vers la fin du XX siècle, les populations kurdes du Proche-Orient affichent plusieurs identités qui s’entremêlent. La première tient à leur mémoire commune des revers de fortune et des soulèvements réprimés dans le sang. » Et l’autre est due aux « politiques d’assimilation forcée (par la langue, la marginalisation économique, l’école et le poids des cultures nationales) menées par Téhéran, Ankara, Bagdad et Damas […]. De nombreux Kurdes de ces pays parlent à présent l’arabe, le turc ou le perse, au détriment des deux principaux dialectes kurdes, le sorani et le kurmandji, dont beaucoup ont perdu la maîtrise. »

Pour autant, la notion de “kurdicité” reste intacte et trouve le moyen de s’exprimer — ne serait-ce que dans les dénominations des régions du Kurdistan :

Contestant les frontières nationales forgées par les Alliées en 1923, [les Kurdes] parlent des “régions” du Kurdistan : Kurdistan du Nord (Bakour en Kurde) pour la Turquie, central ou du Sud (Bashour) pour l’Irak, oriental (Rojelah) pour l’Iran, et occidental (Rojava) pour la Syrie.

Pour l’autonomie, contre le séparatisme

Si le sentiment d’appartenance à un peuple sans État perdure, au fil du temps, les mouvements et partis indépendantistes sont majoritairement devenus favorables à une large autonomie dans le cadre de leur État respectif. C’est le cas du PKK qui a relégué sa volonté séparatiste au profit d’une exigence d’insertion dans la nation turque, pour peu que celle-ci offre aux populations kurdes la possibilité d’aller au-delà du règlement des questions linguistiques et culturelles nécessaires, mais pas suffisantes au bénéfice d’une intégration citoyenne pleine et entière. Même si, en 2015, Recep Tayyip Erdoǧan avait lancé des signaux en ce sens, à ce jour, cette hypothèse est devenue totalement caduque. De ce fait, toute négociation sur la place des Kurdes dans la société turque ne peut faire l’économie d’un dialogue avec lui. D’autant que son leader emblématique, Abdullah Öcalan, bien qu’en prison depuis plus de 20 ans, reste une référence.

Dans la dernière décennie, la geste des Kurdes s’est incarnée dans le combat décisif contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Bien que celui-ci manifeste une capacité de résilience qui lui permet de perpétrer des attentats en Irak ou même en Syrie, il n’en reste pas moins que ses ambitions de construire un proto-État ont été balayées par les combattants syriens des Unités de protection du peuple (YPG) et des Unités de protection de la femme (YPJ). À cette occasion, Olivier Piot nous rappelle que :

Dès 2013, la gestion autonome des régions kurdes de Syrie devient un véritable laboratoire du projet politique du PYD (et du PKK). En moins de deux ans, ce territoire à la souveraineté provisoire se transforme en un lieu d’expérimentation sociale et politique à la vocation exemplaire. Alors que Daech menace les forces démocratiques syriennes (et irakiennes) en prônant un État théocratique (le califat) fondé sur une seule ethnie (arabe) et une seule confession (le sunnisme radical) — au détriment notamment des droits des femmes —, le Rojava va devenir l’exact opposé de cette menace djihadiste régionale qui hante l’Occident et meurtrit les capitales européennes.

Olivier Piot conclut par une note d’espoir, affirmant :

Comme les “damnés de la terre” sont enchaînés à la roue des luttes contre les injustices, condamnés à lutter pour survivre dignement, les Kurdes du Moyen-Orient restent acculés à trouver des réponses à leur combat séculaire. Tel un soleil caché, souvent assombri, maintes fois régénéré, un astre en constante révolution et donc condamné à poursuivre sa course sur l’horizon oriental.

1Avant Le peuple kurde, clef de voute du Moyen-Orient publié aux éditions Les Petits matins en 2017, Olivier Piot a aussi publié en 2012, en collaboration avec le photographe Julien Goldstein, chez le même éditeur, Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits.

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