Proche-Orient

L’archéologie entre héritage patrimonial et diplomatie

Deux ouvrages récents écrits par deux archéologues américaines nous invitent à une réflexion sur l’idéalisation du patrimoine archéologique, à travers l’histoire de son imbrication dans les politiques nationales et internationales depuis un siècle.

L’Agora d’Izmir
Wikimedia Commons

De multiples sens ont été conférés à la notion de patrimoine, un pêle-mêle de monuments (historiques) et de « globish heritage », comme l’a judicieusement montré Françoise Choay dans Le Patrimoine en questions (Seuil, 2009)1. S’il n’y a pas de doute que l’on hérite du patrimoine génétique, le résultat de la transmission n’est jamais prévisible grâce au jeu des mutations. Il en va de même pour le patrimoine archéologique.

La fétichisation du patrimoine

Le livre de Christina Luke, A Pearl in Peril. Heritage and Diplomacy in Turkey, (Oxford University Press, 2019) ainsi que celui de Lynn Meskell A Future in Ruins : UNESCO, World Heritage, and the Dream of Peace (Oxford University Press, 2019) fournissent des points de vue complémentaires de deux archéologues américaines qui travaillent ensemble ou collaborant en Turquie. Elles développent toutes deux une réflexion sur la fétichisation du patrimoine archéologique — considérer les monuments du passé comme sacrés et intouchables, selon la définition de Françoise Choay — au prisme de la diplomatie culturelle, la première en analysant différents acteurs se disputant un terrain archéologique et la deuxième en étudiant l’Unesco.

Ces deux approches montrent comment le patrimoine archéologique, en particulier celui du Proche-Orient est passé du statut de source de l’identité « occidentale » à un objet d’influence de la politique internationale intégré dans une économie d’« industries extractives » (selon le vocabulaire de la Banque mondiale). Elles retracent comment la gestion du patrimoine est devenue un outil d’ingénierie sociale (social engineering) pour les États, afin de contrôler les individus.

Le rôle de la culture « occidentale » émerge ainsi dans la fétichisation des monuments antiques. Les deux livres donnent des pistes pour comprendre les raisons de la destruction médiatisée des bouddhas de Bamyan en Afghanistan en mars 2001 par les talibans, du site de la ville antique de Palmyre en Syrie, ou du musée de Mossoul en Irak en 2015… au-delà de « l’explication » monocausale du fondamentalisme − même si ce sujet n’est pas spécifiquement thématisé.

De la diplomatie à la préférence industrielle

Christina Luke abandonne le traditionnel carcan chronologique de l’antiquité au présent pour brosser un tableau de la ville de Smyrne/Izmir et de sa région dans l’actuelle Turquie. Connue comme « bastion libéral et kémaliste », c’était une ville majeure de l’empire ottoman, désormais troisième ville la plus peuplée de Turquie. Le passé douloureux de Smyrne l’infidèle, ville réduite en cendres pendant la « guerre de libération » est placé au centre par l’évocation de l’entrée des troupes kémalistes le 9 septembre 19222. En effet, c’est sur ces ruines que sont bâties les foires internationales d’Izmir qui se tiennent en septembre de chaque année. L’autrice décrit comment cet outil diplomatique — plus ancienne foire internationale de la République de Turquie (1927) — a servi de lieu de compétition internationale pour capter les investissements étrangers. On découvre en particulier dans le cadre de la guerre froide les efforts de la diplomatie américaine à travers la multiplication des programmes de développement pour imposer un modèle néocapitaliste.

Grâce à des exemples précis et concrets, accompagnés par une impressionnante bibliographie et de nombreuses références, Christina Luke expose les liens entre programmes de développement et populations locales ; on y retrouvera au passage une analyse des plans d’urbanisme tracé par Le Corbusier pour Izmir.

À travers l’exemple de la Mission archéologique américaine d’Harvard-Cornell en 1962 dans la cité antique de Sardes, capitale de l’empire de Lydie (Ⅶe-Ⅵe siècle av. J.-C.), l’autrice retrace comment l’archéologie est tout d’abord au cœur de la diplomatie entre les deux guerres mondiales, puis est vite abandonnée en l’absence de « retour direct sur investissement ». Une dernière touche, non sans une pointe de satire, relie les deux thématiques, car les mêmes mines d’or qui ont permis à l’empire de Lydie (dans l’actuelle Anatolie) de dominer une région conduisent à la destruction de ses vestiges. L’industrie minière, l’extraction de marbre, d’or et l’agriculture extensive menacent en effet aujourd’hui les vestiges archéologiques dont les touristes contemplent les ruines en s’offusquant de « destructions fanatiques » ; le tout grâce à un conglomérat d’entreprises financé par les pays riches avec le soutien des gouvernements successifs de la Turquie, vantant d’un côté le patrimoine tout en soutenant des projets industriels gigantesques. Le patrimoine n’est plus un objet de recherche scientifique et d’échanges, il est devenu un instrument politique.

Quand l’Unesco se passe de la recherche

Le livre de Lynn Meskell aborde la globalisation et la marchandisation du patrimoine à travers l’Unesco, cette fois à l’échelle mondiale. On y trouvera une réflexion sur le rôle de l’organisation onusienne dans la définition d’un avenir commun au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Lynn Meskell se demande si cette institution et, en particulier, la création en 1972 de la Liste du patrimoine mondial rassemblant des sites à « valeur universelle exceptionnelle » promeuvent la paix mondiale ; ou bien si les répercussions de ce programme sont plus négatives que positives. À partir de divers exemples, tels que Catalhöyük3 et Ani4 (Turquie) ou encore Bagan (Myanmar)5, le processus d’inscription d’un site sur la Liste du patrimoine mondial est décortiqué, en partant de la préparation des dossiers jusqu’aux tractations entre nations lors de la session annuelle. L’ouvrage est un exposé saisissant de la bureaucratie écrasante, et le troisième chapitre donne une idée des rouages d’une machine internationale.

L’envergure des enjeux est retracée jusque dans les télégrammes de la diplomatie américaine (WikiLeaks Cablegate) révélant la stratégie de la diplomatie des États-Unis pour tirer un maximum de profit en utilisant l’arène des compétitions lors de l’inscription de sites sur la Liste.

Le livre revient sur la création de l’Unesco puis sur l’unique événement fédérateur : le transfert des temples d’Abou Simbel6. En effet, rétrospectivement, la découpe, le démontage, le transport sur place à Assouan ou dans les musées d’Europe et d’Amérique et le remontage des temples restent loués par la communauté internationale comme un succès, qui ne sera par ailleurs jamais réitéré.

L’Unesco ne chapeauta pas les missions de recherche mises en place dans le cadre du barrage de Tabqa en Syrie ou d’Atatürk en Turquie. Lynn Meskell démontre comment la recherche archéologique n’a jamais joué de rôle prépondérant à l’Unesco, notamment pour l’inscription sur la Liste du patrimoine mondial, à rebours de l’opinion commune qui associe volontiers l’archéologie au concept de patrimoine mondial.

Plusieurs critiques se sont élevés contre ce livre qui jetterait le bébé avec l’eau du bain en faisant pencher la balance du côté des points négatifs. Pourtant, l’autrice donne des pistes de réflexion pour repenser la machine administrative internationale de l’Unesco et atténuer la marchandisation dévastatrice du patrimoine. On peut penser à remplacer une partie de la bureaucratie par la pratique archéologique et des recherches sur le patrimoine dans des collaborations internationales associées à des transferts de savoirs selon un code de déontologie, comme de nombreux projets le font déjà, certes à une échelle moins grandiloquente que les sites à « valeur universelle exceptionnelle ». Cela passe néanmoins par le financement à long terme de la science et par l’encouragement de sa pensée critique plutôt que par la reconstruction opportuniste, spectaculaire et à marche forcée de monuments.

1Pour une revue de littérature sur la notion de patrimoine, voir Julien Boucly, La fabrique nationale du patrimoine mondial : une étude politique de l’action publique patrimoniale en Turquie et à Diyarbakır, thèse de doctorat en études politiques, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 2019 ; p. 51-58.

2Hervé Georgelin, La fin de Smyrne : Du cosmopolitisme aux nationalismes, nouvelle édition en ligne, Paris, CNRS Éditions, 2005.

3NDLR. Site archéologique de Turquie situé en Anatolie centrale, dans la plaine de Konya, sur les bords de la rivière Çarşamba, et l’un des plus grands sites du Néolithique du Proche-Orient.

4NDLR. Cité médiévale arménienne située dans l’est de la Turquie, dans la province de Kars, à l’ouest de la frontière avec l’Arménie. Abandonnée depuis le XIVe siècle, elle est aujourd’hui en ruine.

5NDLR. Site archéologique bouddhiste de près de 50 kilomètres carrés situé dans la région de Mandalay, dans la plaine centrale de la Birmanie, sur la rive gauche de l’Irrawaddy. Du IXe au XIIIe siècle, il a été la capitale du royaume de Pagan, le premier empire birman.

6NDLR. Le président égyptien Gamal Abdel Nasser projette la construction du haut barrage d’Assouan sur le Nil afin de produire de l’électricité, d’augmenter les surfaces cultivables et d’éliminer la crue du Nil en aval du barrage. L’appel à la sauvegarde des monuments de la Nubie est lancé de l’UNESCO le 8 mars 1960. Le chantier est lancé en mars 1964 et durera jusqu’en septembre 1968.

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