Musique

L’Égypte à l’heure du ramadan. Il y a de la pub dans ma pop !

Quand certaines marques tissent des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop. Avec toutes les contradictions d’un tel mariage.

Abbas Momani/AFP

Il est 1 h du matin sur le rooftop d’Ahmed Tarek Yahya au Caire, et la journée de travail commence dans ce home studio dernier cri. D’une dextérité incroyable, sautillant sur sa chaise avec une énergie communicative, il passe d’un bout à l’autre de la chanson en cours, et intervient en quelques secondes à peine sur chaque bribe musicale qu’il fait enregistrer au joueur de derbouka de l’autre côté de la vitre.

Deux heures plus tard la chanson est quasi terminée, et ce n’est que le milieu d’une session de travail pour ce producteur, fils d’un footballeur superstar, avec déjà à son actif plusieurs tubes de ces dernières années, comme « Al ghazaleh ray’a » l’année dernière ou, sur la voie de le devenir, « Beraha Ya Sheekha », et d’autres gloires, plus invisibles, comme cette chanson ce soir-là, catchy à souhait, mais justement destinée à faire oublier son auteur : c’est une pub.

Ces spots sont omniprésents pendant le mois de ramadan, moment où les familles se réunissent souvent autour de la télévision et des musalsalât (séries). Ces soap-opéras calibrés spécialement pour ce mois sont non seulement remplis de chansons, mais aussi ponctués d’interludes publicitaires, les plus chers de l’année, conçus pour être tout aussi mémorables.

Calibrées et produites avec soin, ces productions publicitaires virent même depuis quelques années à la chanson addictive et au tube plutôt qu’au simple jingle, jusqu’à se frayer un chemin dans les tops YouTube ou TikTok. En 2018, une publicité de l’acteur Mohamed Ramadan pour Etisalat, « Aqwa Cart fi Misr », a topé plusieurs dizaines de millions de vues, au point de réorienter sa carrière. Un tournant dans ce business.

Jingles de commande et chansons de stars

La musique dans les publicités n’a rien d’inédit et fait même partie de la pop culture égyptienne. Comme pour d’autres pays arabes, YouTube regorge de vidéos nostalgiques des jingles et publicités des années 1980-2000, les années parabole et télévision. Des spots courts avec jingles tournant autour d’un nom de marque, associés surtout à l’agence de publicité Tarek Nour, l’une des plus grosses du pays ; ou des partenariats entre une marque et une star pour financer et avoir une exclusivité sur une nouvelle chanson, un modèle dont Amr Diab est le visage le plus connu.

La star égyptienne et Pepsi ont par exemple récemment fêté leurs vingt ans de publicité, et le chanteur fait même aujourd’hui plus de pubs que de clips. Mais les grandes années sont loin, et il vit désormais entre scandales et critiques, entre sa dernière pub Pepsi où les images de synthèse sur son visage ont fait parler ; une pub pour Citroën où il suit une femme presque comme un harceleur ; ou son supposé salaire de 15 millions de livres pour une publicité de la poste, l’un des rares chiffres jamais rendus publics dans ces partenariats où les agences de publicité restent évasives et les montants toujours des rumeurs, attisées par des stars s’attribuant des revenus extravagants qu’elles sont loin d’avoir en réalité.

Quinze millions de livres ? 595 000 euros. Ramenés à l’économie locale avec un salaire moyen 25 fois inférieur à celui des États-Unis, c’est l’équivalent de 16 millions de dollars (15 millions d’euros), l’ordre de grandeur des partenariats de Rihanna ou Beyoncé. Qu’une entreprise publique, dans un moment de crise économique majeure, dépense autant d’argent n’a pas manqué de faire scandale. Mais plus fondamentalement elle montre le déclin d’Amr Diab et de sa génération : il est loin le temps où les plus grandes publicités leur étaient réservées, y compris de marques de luxe, comme en 2008 quand la Libanaise Elissa représentait la même année les montres Corum, les lunettes Vogue, la joaillerie Lazurde et les téléphones Samsung. Le style musical dont il est le dépositaire, une pop arabe des années 2000, a lui aussi vieilli. Il fait pâle figure face à de nouvelles chansons survoltées et absurdes, l’exacte traduction musicale des overdoses de sucre du mois de ramadan qui se sont multipliées, avec désormais d’autres têtes : celles d’acteurs de séries, de télévision, des influenceurs ou des chanteurs de maharagan (électro chaabi égyptienne).

Un enjeu, gagner de l’argent

Pour le comprendre, il faut repartir d’un phénomène plus souterrain : dans l’histoire des rapports publicité/musique, ces très lucratifs partenariats de stars ne sont qu’une partie d’un phénomène régional plus large, qui concerne aussi les scènes indépendantes rock, rap et électro. Diplômées en marketing, graphisme ou publicité, beaucoup d’artistes sont sollicitées pour faire des musiques de pub, souvent passe-partout et éloignée de leurs propres sons. Dans une économie musicale particulièrement difficile, la publicité est un complément de revenus, voire la source principale des revenus de nombreux artistes, pour certaines publicitaires-artistes assumées.

Le Saoudien Majed Aissa par exemple, auteur d’un buzz en 2016 — « Barbs » — alliant clip soigné, pas de danse et son accrocheur, a depuis fait de la publicité sa principale carrière, ponctuée parfois de réalisations personnelles au compte-gouttes. Même chose chez les Égyptiens Hesham Afifi ou Wael Alaa avec son « Dr Alfons », musiciens et réalisateurs de clips. Chez d’autres, les codes publicitaires se mélangent à la musique au point de rendre impossible toute distinction (certaines musiques n’étant d’ailleurs pas disponibles hors de leur clip) : c’est le cas au Liban par exemple avec l’exubérante Remie Akl. Cette « Creative Director/Conceptual Content Creator/Artist » (d’après LinkedIn) semble appliquer une science publicitaire du message percutant et du montage nerveux à ses productions féministes et mordantes.

Les croisements entre la publicité et la musique sont donc nombreux. Mais il se passe en plus quelque chose de nouveau en Égypte, en ce moment où une nouvelle génération d’artistes s’est emparée de la pub comme terrain de jeu musical, en détournant au passage un son de l’Égypte très contemporain, le maharagan. Ce son électro local, au moment où il fait l’objet d’une interdiction de performances publiques par le très politique syndicat des artistes, réapparait par la bande dans chaque foyer — en étant au passage nettoyé et musclé avec une production pro, mêlé à un son pop catchy, et surtout dépouillé de ses paroles parfois sexuelles ou politiques — à l’image de ce qu’en fait l’aussi détesté qu’écouté discrètement chanteur/acteur Mohamed Ramadan.

Le phénomène était en fait d’emblée visible chez les artistes de maharagan au début des années 2010. Oka & Ortega, depuis séparés, se démultipliaient alors de pub en pub chez Royal Gel, Meatland, GtiDEmobile ou Mobinil. Pour un spécialiste de la scène égyptienne, rien d’anormal dans un milieu où l’enjeu de gagner de l’argent a toujours fait partie de l’ordinaire, ce qu’une lecture souvent trop politique (à en faire un son du prolétariat) fait oublier. Le refus d’aller vers la publicité reste limité à une frange bien particulière du monde musical, justement plus favorisée.

L’ère du producteur et le règne du home studio

Depuis, derrière ces nouveaux titres se cachent d’autres ramifications du monde de la musique, des médias et de la publicité : ce n’est plus seulement le mélodiste et le parolier qui comptent, mais la figure du producteur. La génération d’Ahmad Tarek Yahya, Ahmed King Wahid, Moustapha El-Halawany, King Denzel (Madfaagya) rencontrant de nouveaux types de stars — réalisateurs de clips, influenceurs, et chanteurs à l’occasion, comme Tameem Youness, auteur d’un addictif « Track al-moussem » cette année.

Le format publicitaire est devenu un terrain de jeu par rapport à d’autres formats musicaux sclérosés, comme l’explique King Wahid — auteur d’un autre tube de l’année, « Setto Ana » du présentateur télé Akram Hosny. Le King a commencé à composer en travaillant pour une émission de la TV égyptienne : « C’était de la musique pour mutribin [chanteur à voix], le marché de la pub n’était pas important comme aujourd’hui. Mais je n’y trouvais pas vraiment de plaisir ». C’est toutefois une école de la rapidité où « on avait cinq jours pour tout préparer, mon rôle c’était de faire deux musiques chaque semaine ».

Cette nécessaire rapidité est l’une des compétences les plus centrales de la production de publicités : « Le lendemain on doit filmer la scène, et la chanson n’est pas écrite. On doit l’écrire et faire la composition, le montage, en 24 h ». Si la saison de ramadan accélère encore plus le rythme des publicités, et implique un certain esprit « ramadanish » (« plus émotionnel d’une manière ou d’une autre », résume un publicitaire), le fonctionnement global est déjà en permanence à flux tendu.

De fil en aiguille la professionnalisation s’est accentuée, les jeunes producteurs étoffant aussi leurs studios d’équipements dernier cri. Désormais, ces sons parodiques ont leur logique propre : l’ère n’est plus à une publicité avec l’actrice Hala Fakher pour des ventilateurs, ni à des émissions télé sur le modèle SNL1 (type Melon Show en Irak) avec paroles de tubes revues sous un format satirique. Un autre univers s’est dessiné : les réseaux sociaux se sont ajoutés aux créneaux visuels habituels, et les enfants du home studio ont rebattu les cartes.

Aujourd’hui, lorsque l’influenceur Khaled Mokhtar fait un clip-chanson en 2020, « Akado Min », en l’honneur d’une boisson mythique en Égypte, le jus de canne à sucre des échoppes dans la rue, le résultat est si convaincant qu’il brouille le registre. Dans une spirale de parodie de parodie, avec pour point de départ initial des chansons de marques de soda en Égypte (les publicités les plus importantes avec celles des opérateurs de télécoms), s’est créé un style désormais reconnaissable.

Exit l’ère de la chanson de star à la production sponsorisée par Pepsi, exit aussi l’ère du jingle avec son esthétique bricolage et demi-chanté par des stars du cinéma plutôt que de la musique des années 1990-2000 — caractère bancal en plus accentué par les seules sources restantes, d’extraits de VHS surcompressés sur YouTube. À l’époque, aucun des producteurs de pop arabe connus (Hamid El Chaeri, Tarek Madkour ou Tarek Akef) ne travaillait sur ces jingles, laissés à des musiciens maison au sein de Tarek Nour, voire surtout au fondateur lui-même.

Tarek Nour, fondateur de ce groupe au logo omniprésent en Égypte, très introduit dans les milieux politiques et spin doctor du référendum constitutionnel de 2014, a eu une formation musicale — il est visible en pleine frénésie créatrice au piano dans un portrait de l’émission Hadisson Akhar de Ricardo Karam — une compétence et sensibilité rare dans le monde de la publicité, devenue par la suite sa marque de fabrique. « Tous les Égyptiens connaissent la voix de Tarek Nour, c’est sa voix dans beaucoup de publicités, et avoir sa voix c’était un coût supplémentaire », souligne à ce titre Ahmed Tarek Yahya, ayant lui-même commencé sa carrière chez lui.

Le marché de la publicité

L’autre raison de cet essor des chansons, c’est l’intérêt des publicitaires eux-mêmes dans ce marché estimé en Égypte à presque 400 millions de dollars (366 millions d’euros), où la télévision reste le média le plus important. La musique est un marqueur distinctif dans un marché concurrentiel, où de nouveaux sons promettent d’incarner la nouveauté, l’accès à certains publics (jeunes) et certains supports : c’est sur ce créneau qu’est notamment positionné Mohamed Wasfy, fondateur de l’agence Bubblegum.

L’agence a produit l’un des plus gros tubes de pub récent, « Zahra », 80 millions de vues au compteur sur YouTube, et chanson jouée jusque dans des mariages. Succès à l’ampleur imprévue, d’un style toutefois assez classique plutôt que pop — maharagan, c’est l’un des titres marqueurs de ce nouveau phénomène, où la chanson a remplacé le jingle, et se doit désormais d’être originale. Ce que souligne aussi une autre équipe, celle de Yasmin Rassekh au sein de l’agence AB/TBWA au Caire : « On sort de l’époque où l’on utilisait une vieille chanson connue dont on changeait les paroles, et de celle du jingle où l’on chantait le nom de la marque ».

Pour le client comme pour l’agence, recourir à une chanson a plusieurs avantages : en premier lieu, « il y a plus de chance de “going viral”, et du point de vue du client c’est un pari moins risqué », selon Wasfy. Les chansons sont adaptées aux nouvelles stratégies globales des agences, avec des campagnes sur plusieurs supports à la fois : panneaux, télévision, YouTube et TikTok où l’on peut refaire les chorégraphies. Ces chansons sont aussi en retour un bon outil pour mesurer le succès d’une campagne : « On regarde les commentaires, comment les gens utilisent les jingles et les chansons dans leurs stories. TikTok est devenu essentiel pour voir si quelque chose est viral », comme l’explique Yasmin Rassekh.

Ensuite, dans le processus même d’aller-retour entre le client et l’agence, c’est une étape pratique pour matérialiser une stratégie : comparé à une publicité filmée classique, « quand on présente l’idée au client, c’est plus simple pour lui à évaluer, on peut déjà avoir la chanson avant de passer à la production » pour Wasfy. Enfin, une autre raison essentielle est le prix : faire une chanson ne coûte pas cher comparé aux budgets énormes de certaines pubs, et producteurs, compositeurs, paroliers ne touchent pas grand-chose par rapport aux stars. Plus encore, faire une nouvelle chanson représente un prix dérisoire par rapport aux tarifs conséquents d’une « synchro » de chanson connue.

Les paroles des chansons sont écrites dans l’agence, et un producteur est embauché pour en composer la musique (ces derniers gardant souvent des chansons sous le coude en prévision). « D’abord les paroles, ensuite on décide qui chante », souligne Yasmin Rassekh. Le tout est pensé pour un certain segment de population – classe A, B, C, D dans le jargon publicitaire — et/ou différentes régions de l’Égypte.

Dernière étape, le cas échéant, celle de sélectionner la star qui incarnera la chanson à l’image. « La célébrité doit correspondre à la marque » pour Mohamed Wasfy. Star qu’il faut aussi convaincre, à la fois par un cachet adapté, et en lui proposant des projets intéressants pour sa carrière. Wasfy décrit par exemple comment il a réussi à convaincre l’acteur Mohamed Saad pour un rôle à contre-emploi, pour finir un carton et un moyen de faire rebondir sa carrière : « On a eu une vision à laquelle il ne s’attendait pas. Depuis il a enchaîné d’autres pubs ». Une manière de dire aussi que les publicités ne consistent plus seulement à acheter la seule présence d’une star ou à mettre l’argent sur la table pour avoir l’exclusivité de sa dernière chanson. Ces stars par ailleurs affichent fièrement leurs publicités dans une rubrique dédiée sur leurs comptes YouTube, comme une part assumée de leur carrière.

Phénomène ancien/phénomène d’avenir

Ces publicités rappellent des éléments de l’identité et de l’histoire égyptienne, au-delà des jingles Tarek Nour qu’Ahmed King Wahid « retenait tous » et sont parmi les premières mélodies qu’il n’ait jamais répétées sur son premier instrument, « un petit piano pour les enfants ». En amont, les stars ont toujours eu des affinités avec la publicité, d’abord imprimée — Oum Kalthoum elle-même pour du parfum —, ensuite dans les films ou à la radio. Les publicités d’aujourd’hui rappellent aussi une tradition particulière de chansons courtes et comiques, interludes des pièces de théâtre : les monologât. La tendance à la chansonnette, à l’ironie voire à l’absurde, plutôt qu’aux fresques musicales sérieuses et dignes, n’a en fait jamais cessé d’être une part essentielle de l’Égypte, à l’image des célèbres chansons du film Kaboria (1990).

De la même manière, il y a quelques mois, le voisin libanais pleurait la mort d’Elias Rahbani, le troisième des frères, avec Assi et Mansour, les deux artisans du canon de la musique libanaise moderne et de la chanteuse Feiruz. Elias, l’industriel et le commercial de la famille, s’était démarqué en se spécialisant dans une musique moins noble, en arabe, français plutôt qu’en anglais. Au point qu’un des souvenirs sonores remonté à la surface des réseaux sociaux à l’occasion de sa disparition a été une de ses publicités pour Barilla.

À front renversé, ce jingle tellement populaire était ensuite devenu une chanson — de Sabah — la même histoire qu’une pub Coca Cola devenue mythique aux États-Unis en 1971. C’était aussi au Liban qu’était apparu dans les années 1990 un nouveau type de carrière, personnifié par la chanteuse Haïfa Wehbé, devenue star de la chanson après être apparue dans des pubs.

Aujourd’hui s’écrit en Égypte une nouvelle étape d’un rapport particulier du monde arabe au lien entre musique et publicité. Quand la marque Barilla propose des playlists sur Spotify à la durée exacte de la cuisson de tel type de pâtes, dans le monde arabe les marques sont déjà ailleurs, elles ont sur Spotify leurs propres chansons. Quand certaines marques font parfois des partenariats avec des stars pour des chansons inédites, ce qui se passe en Égypte a une ampleur et une logique unique, où la publicité elle-même fait émerger une nouvelle esthétique pop.

Celle-ci se diffuse désormais à des chansons de plein droit, comme le récent « Onsa La Tonsa » de Sola Omar, où l’on retrouve une voix ironique typique de la pub, et certains se préparent déjà à l’étape suivante. Ahmed Tarek Yahya rêve désormais de « pouvoir exporter ces productions », d’en faire reconnaître le caractère musical et de pouvoir en sortir les versions longues. Un passage vers les plateformes de streaming qui serait par ailleurs synonyme de droits d’auteur pour ces tubes aux millions de vues perdues — parce que déjà publicités en elles-mêmes, et donc pas monétisables par d’autres pubs sur les grands réseaux sociaux.

1NDLR. Saturday Night Live (ou SNL) est une émission de divertissement à sketchs hebdomadaire américaine créée par Lorne Michaels.

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