Exposition

L’épopée des pharaons noirs de Kouch dans l’Égypte antique

L’exposition du Louvre « Pharaon des Deux Terres, l’épopée africaine des rois de Napata » présente soixante ans d’un épisode historique jusque-là méconnu, sinon ignoré, du grand public pourtant féru d’antiquité égyptienne. C’était il y a 3 000 ans, au temps du royaume de Kouch où les pharaons étaient noirs.

Le roi Taharqa et le faucon Hemen
© Christian Décamps/Musée du Louvre

Napata, lovée dans une boucle du Nil entre la troisième et la quatrième cataracte, fut au VIIIe siècle avant J.-C une capitale religieuse. Les rois et les prêtres y adoraient les mêmes divinités qu’à Thèbes ou Memphis, bien plus au nord. Ils érigèrent au pied du djebel Barkal, la « Montagne pure », un temple dédié au grand dieu Amon. Ici vit le jour une dynastie conquérante qui régna sur toute la vallée du Nil, depuis le confluent des deux Nil, le bleu et le blanc, dans l’actuel Soudan, jusqu’au delta du fleuve au bord de la Méditerranée. Les « Deux Terres » furent ainsi unifiées sous la férule des pharaons noirs de Kouch, pour une brève période.

Le pays de Kouch dominé par le Nord

Il n’existait pas d’antagonisme religieux entre les « Deux Terres ». Ni ethnique. Le grand historien sénégalais Cheikh Anta Diop affirma même dans sa thèse que tous les Égyptiens étaient noirs1, en s’appuyant notamment sur les écrits d’Hérodote, qui les décrit comme des « hommes à la peau noire et aux cheveux crépus ».

Le Nord, néanmoins, a dominé le Sud. Les rois de Memphis lorgnent sur les richesses dont regorgent les terres au sud de la première cataracte. Des garnisons militaires tiennent le pays de Kouch. Les peuples de la Nubie paient un tribut au roi du Nord. À l’entrée de l’exposition, un fac-similé d’une fresque remarquable de la tombe de Houy, située à Gourna, dans la nécropole thébaine, donne une image saisissante de cette cérémonie d’allégeance : on y voit des servants, certains à la peau très noire, apporter à Toutankhamon, assis sur un trône, les richesses des nations du Sud : en premier, de l’or, sous forme de petits cylindres, et des troupeaux de bétail. Des navires sont chargés de marchandises.

Triade d’Osorkon
© Christian Décamps/Musée du Louvre, département des antiquités égyptiennes

Les rois de Napata ne font pas que verser un tribut. Ils pratiquent les mêmes rites, ont les mêmes conceptions du monde et du pouvoir que leurs voisins septentrionaux.

Les rois conquérants de Napata

Aussi, quand les dirigeants du Nord, par leurs mésententes, leurs guerres intestines, leur faiblesse, menacent l’intégrité et la puissance de cette civilisation, les pharaons de Napata vont aller les conquérir. Ils vont ainsi restaurer l’unité de l’Égypte ancienne et protéger le culte d’Amon. Les premiers rois de Napata, Alara et Kachta, ont posé les jalons, ce dernier s’établissant sur la première cataracte, donc en Égypte. C’est Piânkhy qui conquiert l’Égypte. Son aventure militaire est contée par le menu sur une immense stèle de pierre noire couverte de hiéroglyphes sur ses quatre faces, et dont le moulage ouvre l’exposition. L’original, découvert en 1862 au djebel Barkal et acheminé jusqu’au Caire sur ordre de l’archéologue Auguste Mariette, alors directeur du musée de Boulaq, est exposé au musée du Caire.

Statuette de la déesse Bastet de Piânkhy et Kenesat
© Christian Décamps/Musée du Louvre, département des antiquités égyptiennes

Vers 720 avant J.-C, donc, Piânkhy prend Thèbes, Hermopolis, Héracléopolis et Memphis. Il fonde la 25e dynastie. Ses successeurs, Chabataqa, Chabaqa et le plus célèbre, Taharqa, cité dans la Bible comme allié du roi de Juda Ézéchias, à la longévité exceptionnelle — 26 ans de règne — sont tous coiffés d’une calotte portant deux uraeus2 au lieu d’un seul pour les rois de l’Égypte ancienne. Tous furent des bâtisseurs, de part et d’autre de la deuxième cataracte. Taharqa fit ainsi ériger d’imposantes colonnades dans le temple d’Amon-Rê de Karnak et une nécropole royale à Nouri, près de Napata.

L’exposition ne s’arrête pas à la splendeur des rois de Napata. Elle conte aussi, à travers d’admirables artefacts, la fin de l’union des « Deux Terres » sous les coups de boutoir des Assyriens et le repli des rois de la 25e dynastie sur leur royaume de Kouch. Là, ils continuèrent à régner et à construire leur civilisation propre.

Amon sur le lotus, portant les deux uraeus
© Christian Décamps/Musée du Louvre, département des antiquités égyptiennes

Explorateurs et archéologues français au Soudan

Que cette histoire ait mis longtemps à faire l’objet d’une grande exposition ne signifie nullement qu’elle n’intéressait pas. La curiosité n’est pas récente. Au XIXe siècle les explorateurs européens avides de rechercher, en remontant la vallée du Nil, les traces de la civilisation de l’« Éthiopie » — comme on appelait alors la Nubie — et les sources du grand fleuve, ont rapporté de leurs voyages une foule de documents. Adolphe Linant de Bellefonds, jeune officier de marine embarqué par l’Anglais John Bankes dans deux expéditions, a consigné minutieusement ses observations dans ses carnets de voyage. On admire en particulier une carte en trois feuilles collées les unes aux autres du cours du Nil de Philae à Wadi Halfa, puis de Wadi Halfa à Khartoum, lieu de la confluence des deux Nil, et enfin de Khartoum à Serou sur le Nil bleu. Le Nil blanc, à cette époque, est encore inconnu des Européens. La partie de l’exposition du Louvre consacrée à cet épisode passionnera les amateurs de cartes et de moulages.

Peu le savent, mais les archéologues français sont très présents au Soudan. À l’indépendance du pays, proclamée le 1e janvier 1956, les autorités du nouvel État indépendant ont confié la gestion des antiquités à un égyptologue français, Jean Vercoutter, qui fut à l’origine de la section française de la Direction des antiquités soudanaises, toujours responsables des fouilles françaises dans l’ancien royaume de Kouch. Elle est à l’origine d’une des plus importantes découvertes de ces dernières décennies : les statues de Doukki Gel. En 2003, sur ce site, est mis à jour une cachette, un trou creusé dans le sol. Y sont empilés les morceaux de sept statues monumentales représentant cinq rois de Kouch, dont le fameux Taharqa. Elles ont été brisées, mais sont dans un remarquable état de conservation. Reconstituées, elles sont présentées dans le musée de Kerma, au Soudan. Au Louvre sont exposées les copies 3D réalisées par un laboratoire allemand. D’autant plus saisissantes qu’elles ont retrouvé l’or et les couleurs dont elles étaient parées, ainsi que l’ont découvert les égyptologues.

Copie des sept sculptures des cinq pharaons de Napata : Taharqa, Tanouetamani, Senkamanisken, Anlamaniet, Aspelta
© C. Trigonart/Pawel Wolf

« Reprendre notre identité africaine »

Coïncidence temporelle : cette mise en valeur d’une époque grandiose du royaume de Kouch trouve un écho au Soudan. Au printemps 2019, lors du sit-in de Khartoum monté par les protestataires contre le régime d’Omar Al-Bachir, une jeune femme harangue la foule, perchée sur le toit d’une voiture et vêtue d’un tob blanc, le voile féminin traditionnel de la vallée du Nil. Aussitôt, Alaa Salah est surnommée la kandaka de la révolution, du nom des reines du pays de Kouch.

Sphynx de Chépénoupet, fille de Piânkhy
Berlin ÄM 7972 © Jürgen Liepe/BPK Berlin dist. RMN-Grand Palais

Contre l’islam politique qui a imposé sa narration historique, une partie du mouvement populaire brandit une identité plus complexe, plus africaine qu’arabe, plus antique qu’islamique. Il n’est pas rare de voir brandi l’ancien drapeau soudanais vert-jaune-bleu, celui en usage avant 1970, dans les manifestations. Nombre de jeunes arborent aujourd’hui des coiffures « afro », tresses ou dreadlocks pour les hommes, cheveux non lissés pour les femmes. La signification politique n’échappe nullement aux militaires, qui tondent fréquemment ceux qu’ils attrapent. Et voici moins d’un an, un groupe d’amis a fondé une société savante, dont l’objectif est de diffuser le plus largement possible l’histoire du royaume de Kouch par des vidéos de reconstitution, des livres, et même un festival. « Elle est peu connue dans notre pays. Le régime d’Omar Al-Bachir l’a bannie des manuels scolaires, comme tout ce qui est antéislamique, explique un des fondateurs. Or nous avons besoin de savoir d’où nous venons pour couler les fondations du nouveau Soudan. Nous devons reprendre notre identité africaine et en être fiers. »

1Lire par exemple Nations nègres et culture : de l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 1954 ; réed. Présence africaine.

2NDLR. Motif ornemental représentant un cobra femelle dressé et évoquant l’œil brûlant et protecteur de Rê, dans l’Égypte ancienne (dictionnaire Larousse).

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