L’État algérien en question

Dès son arrivée à Alger le 15 juin, François Hollande a rappelé les raisons de sa visite de deux jours à un président hors d’état de gouverner : « La France est le premier partenaire économique de l’Algérie, entend le rester et entend même encore développer sa présence ». Pour Mustapha Baba-Ahmed, auteur de Algérie : l’heure de vérité pour la gouvernance, la situation de crise économique et de leadership du pays ne peut plus durer.

L’Assemblée populaire nationale algérienne.

L’heure de vérité a-t-elle sonné pour le régime algérien ? Et pour reprendre le vocabulaire des corridas, est-il à la veille de sa mise à mort ? C’est la question que pose Mustapha Baba-Ahmed, auteur de Algérie : l’heure de vérité pour la gouvernance et ancien haut fonctionnaire du ministère des finances à Alger qui connaît de l’intérieur les rouages d’un système dont l’opacité est la meilleure défense. Il se décrit comme un technocrate choqué par les « gaps de plus en plus béants » entre « le discours et la réalité économique » du pays.

Sa démonstration, implacable, remonte à la source du mal : la mauvaise gouvernance. « L’État, sujet de droit » auquel il consacre tout un chapitre, a posé des règles trop étrangères à la réalité du pays et à la rationalité que, de plus, il ne respecte pas parce que la souveraineté a été confisquée par les dirigeants et que le peuple n’a pas son mot à dire.

Faciliter à tout prix l’accès à la rente pétrolière

Entre 1962 et 1977, l’Algérie s’est dotée d’une économie de commandement, dominée par le secteur public et fermée sur l’extérieur. Le marché n’y jouait pour ainsi dire aucune rôle ou presque.

La soif de pouvoir et l’ivresse de la fortune ont fini par chambouler l’État algérien, faisant du partage de la rente pétrolière l’élément fondamental de la vie politique nationale. Cette quête forcenée édulcore le droit jusqu’à l’enterrer, comme on a pu le voir récemment à l’occasion de procès anti-corruption à grand spectacle1 qui s’acharnent sur les lampistes et disculpent au préalable et en catimini les coupables. Le président du tribunal criminel près la cour d’Alger l’a reconnu publiquement : « un petit juge ne peut rien contre un ministre… » En clair, les institutions chargées d’appliquer les lois sont bridées, neutralisées, châtrées dans le seul but de faciliter l’accès à la rente pétrolière (plus de 70 milliards de dollars en 2012). On en bénéficie légalement à cause de sa position, et à ce titre on la gaspille pour garder le pouvoir en achetant l’aval de la population, son approbation du statu quo. Ou on met la main dessus illégalement par la corruption et le détournement, avec la complicité des puissants de l’heure.

L’auteur, qui avait terminé son travail à l’été 2014, c’est-à-dire avant l’éclatement de la crise pétrolière, distingue trois groupes qui accèdent à la rente pétrolière :
➞ les entreprises qui gagnent beaucoup d’argent simplement parce que l’argent coule à flots ;
➞ les amis, bien en cour, sont assistés sur tous les plans pour développer leurs affaires dans un cadre bureaucratique complaisant ;
➞ des millions d’Algériens bénéficient enfin de transferts sociaux massifs, surtout s’ils habitent le centre du pays.

L’essence, l’électricité, l’eau, le gaz, la terre, sont bradés à des tarifs sans commune mesure avec leur coût et accentuent les inégalités sociales sous prétexte de les combattre. Et les plus gros consommateurs sont, bien sûr, les plus gros bénéficiaires.

Au détriment des pauvres

Cet État qui n’est ni régulateur, ni entrepreneur, est en vérité surtout mystificateur. Il met par exemple en avant les « besoins sociaux de la population » sous prétexte de ménager les plus pauvres pour refuser toute réforme alors que, comme Mustapha Baba-Ahmed le démontre, les plus pauvres (40 % des Algériens) ne bénéficient en réalité pas de ces subventions tant vantées.

On a tenté de le réformer à deux reprises. En 1989, après une révolte populaire, il y a une lueur d’espoir vite étouffée au nom de « la défense de la République » contre l’insurrection islamiste. Dès le printemps 1991, les réformes économiques sont enterrées et les élections libres ajournées. En 1994, sous la pression de l’extérieur dont l’aide est incontournable, Alger reprend le chemin des réformes — au moins économiques. Mais dix ans plus tard, Abdelaziz Bouteflika referme le couvercle et présidentialise à outrance le régime grâce à un afflux inattendu et sans précédent de devises qui ne doit rien à sa politique. Au contraire, la production pétrolière et surtout gazière baisse parallèlement sans que les ministres successifs ne réussissent à redresser la barre.

L’Algérie, comme les autres pays exportateurs d’hydrocarbures, gaspille l’aubaine au lieu de mettre à profit une conjoncture qui risque de ne jamais revenir. Mais « l’ère de l’énergie chère est finie », avertit l’auteur et « l’économie algérienne est en péril ». Un changement politique et de politique s’impose pour sauver le pays « des turbulences et recompositions que traversent le monde arabo-musulman ». Une réflexion s’impose aussi pour établir un scénario de baisse significative de la rente pétrolière. Mustapha Baba-Ahmed propose un chiffrage puisé aux meilleures sources qui montre l’ampleur et l’urgence de la tâche qui attend les responsables algériens. Ce diagnostic ne plaira pas à tout le monde à Alger et l’on ne manquera pas de souligner qu’il y manque une thérapeutique. Mais en soumettant l’État algérien à la question, son livre est un cri d’alarme qui devrait être entendu des deux côtés de la Méditerranée.  

  • Mustapha Baba-Ahmed, Algérie : l’heure de vérité pour la gouvernance
    L’Harmattan, 2015. — 221 pages, 23 €.

1Le procès du scandale de l’autoroute est-ouest qui s’est tenu en avril devant le tribunal correctionnel d’Alger a soigneusement évité d’appeler à comparaître les auteurs présumés du complot qui en 2004-2005 ont accordé le marché du siècle (11 milliards de dollars) à deux groupements asiatiques. Le procès de la Khalifa Bank, dont la déconfiture a coûté deux points de PIB à l’économie algérienne, est en cours. Les ministres mis en cause ont été dispensés de comparution. Le même scénario s’est répété dans le procès en appel de la Khalifa Bank, une gigantesque escroquerie datant du début des années 2000.

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