La naissance, la proclamation et la défaite du « califat » de l’organisation de l’État islamique (OEI) — ou Daech 1 — sur une partie des territoires irakien et syrien au cours des années 2010 ont suscité une littérature considérable. Celle-ci s’est principalement penchée sur ses implications géopolitiques, ainsi que sur les attaques terroristes conduites en son nom dans le monde entier, et sur la guerre qui a conduit à sa chute entre 2014 et 2017. Pour autant, rares parmi ces travaux sont ceux qui s’intéressent à la société dans et sur laquelle est venue s’implanter l’OEI. Limitons-nous au champ francophone — et l’on a affaire à un vaste désert — dans lequel la traduction récente de l’ouvrage de Faleh A. Jabar (1946-2018) vient désormais faire figure d’exception fort bienvenue.
« L’irakisation d’Al-Qaïda »
Il faut d’emblée reconnaître un second grand mérite au travail des éditions Diacritiques : celui de publier pour la première fois en français l’un des plus importants sociologues de l’Irak contemporain. Intellectuel militant issu du Parti communiste irakien, traducteur en arabe du Capital de Marx, fondateur de l’Iraqi Cultural Forum en 1993 devenu par la suite l’Iraq Institute for Strategic Studies qu’il dirigeait depuis Beyrouth, Faleh A. Jabar s’est imposé comme une figure incontournable des études irakiennes. Parmi ses grands travaux, The Shi‘ite Movement in Iraq2 demeure jusqu’aujourd’hui une référence incontestée.
Dawlat al-khilafa (L’État du Califat), dernier ouvrage qu’il publie en 2017 avant son décès, complète son œuvre en étudiant, à partir d’enquêtes de terrains menées avec une dizaine de collègues, la société dite d’« al-Gharbiyya », cet « occident » irakien composé des trois gouvernorats majoritairement sunnites d’al-Anbar, Ninive et Salah al-Din. Cette zone à l’ouest de l’Irak a été érigée dans l’imaginaire national en berceau du djihadisme d’Al-Qaïda puis de l’OEI.
L’ambition de l’auteur est claire : explorer « la structure de cette société locale sunnite, pointée du doigt comme étant la société de Daech ». Si les thèses présentées ne sont pas, en tant que telles, toujours originales, l’ouvrage se distingue par la qualité du matériau qu’il mobilise et la finesse de ses analyses. Ainsi observée « par le bas », l’histoire de l’OEI est restituée dans une complexité qui apportera beaucoup au lecteur novice, comme au spécialiste. Le premier découvrira que le califat de l’OEI n’est pas la reproduction d’un modèle politique séculaire, mais le résultat de la trajectoire spécifique du salafisme irakien (remarquables pages consacrées à la lutte entre idéologies djihadistes et à l’« irakisation d’Al-Qaïda » après la mort d’ Abou Moussab Al-Zarqaoui en 2006). Le second, plus au fait du contexte, se plongera dans l’analyse des métamorphoses de la « tribu » dans les visions et les pratiques politiques du régime baasiste jusqu’à sa réactivation par l’OEI.
Au-delà d’une traduction
En fait de traduction, L’État du Califat est surtout une adaptation. L’éditeur ne s’en cache pas. Il explique en introduction avoir procédé à d’importantes coupes et à la réorganisation de l’ouvrage, afin de le rendre plus accessible à un public non spécialiste. Une rapide comparaison entre les éditions arabe et française donne une idée du très grand travail réalisé par la traductrice Marianne Babut et les éditions Diacritiques. En effet, au-delà d’une simple restructuration des chapitres, ce sont souvent des paragraphes, voire des phrases, qui se trouvent déplacés, coupés ou reformulés.
Nonobstant le débat sur le bien-fondé d’une telle réécriture, et bien que l’on eût apprécié que soient laissés quelques développements, ou même une simple carte qui aurait permis de mieux situer le propos, l’objectif est atteint : le court volume se lit avec une aisance qui doit beaucoup à ces choix éditoriaux. Les trois parties se succèdent logiquement : la première, consacrée aux dynamiques historiques de la cristallisation d’un « imaginaire sunnite » à partir de la première guerre du Golfe en 1991, est suivie d’une analyse du fonctionnement de « l’État du califat » et de ses relations aux différentes composantes, notamment tribales, de la société de l’Ouest irakien. La troisième partie rassemble plusieurs articles distincts signés notamment par des contributeurs à la recherche collective pilotée par Faleh A. Jabar dans cette zone.
Une société sunnite distincte
Avant même 2003 et l’invasion américaine, c’est donc dans les années 1990 que l’ouvrage replace la construction de l’ « imaginaire sunnite » irakien : période au cours de laquelle l’État baasiste moribond entreprend de revivifier deux marqueurs identitaires : la tribu et la communauté religieuse. L’auteur livre ainsi une analyse documentée de la « campagne de la foi » (hamla imaniyya) lancée en 1993 par Saddam Hussein. La salafisation organisée du débat public et des institutions sécuritaires s’articulent avec une recomposition des identités tribales.
L’intervention décidée par les États-Unis au début des années 2000 marque évidemment le second grand moment de cette conscience communautaire. Le sentiment de fragilité de l’État, né de la défaite de 1991 et des insurrections qui avaient suivi au Kurdistan irakien et dans les régions chiites du sud-est de l’Irak, devient désormais le constat d’une dépossession des sunnites. La crispation identitaire des nouveaux maîtres chiites du pays, et avant tout du premier ministre Nouri al-Maliki (2006-2014), qui s’emploie à étouffer toute contestation en même temps que tout espace d’expression politique transconfessionnelle, se traduit par la marginalisation et la répression violente de la société d’« al-Gharbiyya ».
L’auteur ne se fait pas d’illusions sur « le soutien dont jouit l’État du califat dans la société sunnite arabe ». Il identifie en détail les intérêts matériels qui contribuent à l’expliquer : le départ de « l’armée irakienne perçue comme une armée d’occupation », la fin relative de la violence aveugle des attentats, l’instauration d’un système judiciaire, la lutte contre la corruption et la baisse des prix due à l’ouverture au marché syrien contrôlé par l’OEI. Constatant cependant l’insuffisance de ces explications, il insiste sur la nécessité de prendre en compte un ensemble d’éléments « socioculturels » et psychologiques plus rarement mobilisés.
L’une des grandes forces de l’ouvrage est l’analyse qu’il propose de la « convergence vengeresse » de figures aussi hétéroclites que des salafistes et d’anciens baasistes, auxquels se joignent des chefs tribaux et des hommes d’affaires. Il situe là le soutien à l’OEI. Convergence toutefois momentanée, puisqu’elle finit par se défaire face à l’intransigeance de l’organisation djihadiste. Faleh A. Jabar identifie et documente le désenchantement rapide de la société locale, pensé comme le « rejet » de la « greffe takfiriste 3 ».
On serait bien ingrat de reprocher à Faleh A. Jabar et à ses collègues de ne pas nous livrer une analyse plus exhaustive, alors même que l’enquête de terrain, accomplie dans les conditions politiques et sécuritaires très difficiles, s’est achevée en 2015. Certaines coupes réalisées par l’éditeur peuvent frustrer le lecteur spécialiste et ont parfois introduit quelques glissements de sens. Tel est le cas, par exemple, au sujet de la constitution locale d’unités sunnites de la « Garde nationale », formées avec le soutien américain à partir de forces tribales pour contrer les groupes djihadistes, et qui ne seront jamais effectives, contrairement à ce que la traduction laisse entendre en milieu d’ouvrage (une approximation évitée dans l’édition arabe).
Au-delà de ces remarques, la traduction de L’État du Califat est un livre qui fera référence, grâce à ses éclairages indispensables d’une réalité encore trop méconnue et sujette aux simplifications les plus abusives. C’est là un livre important pour qui souhaite comprendre les mécanismes qui ont permis la territorialisation de l’organisation terroriste, sa mise en déroute, mais aussi la persistance des conditions qui l’ont vu naître, et pourraient susciter sa résurgence sous une forme nouvelle. Il s’inscrit enfin dans une louable volonté de diffusion de travaux en arabes en langues européennes.
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