Littérature

L’expérience infructueuse d’une littérature palestinienne en hébreu

Peut-on s’emparer de l’hébreu pour dépasser le sionisme, et peut-on être israélien sans être juif ? Bilan de ces écrivains palestiniens qui s’y sont essayé.

Photo de couverture de Second Person Singular de Sayed Kashua (Grove Press, 2013)

Il n’est pas courant que d’une thèse de littérature sorte un ouvrage éminemment politique. C’est pourtant le cas avec le livre récemment publié par Sadia Agsous, Derrière l’hébreu, l’arabe. Traitant de cette étrangeté qu’est la littérature palestinienne en langue hébraïque dans un environnement ne se prêtant pas vraiment à cette traversée des langues, elle montre quels sont les effets, le sens et les retombées de l’investissement de l’idiome du dominateur par le dominé.

Quatre décennies sont balayées par l’autrice dont la maîtrise de l’arabe et de l’hébreu lui a permis d’explorer au plus profond une production littéraire atypique et sa réception par les Israéliens juifs et par les milieux intellectuels du monde arabe. Trois écrivains connus sont particulièrement convoqués pour nourrir le propos : Atallah Mansour le plus ancien, Anton Shammas dont la célébrité a traversé les mers et les océans, et enfin le plus jeune, Sayed Kashua, dont le départ d’Israël en 2014 a en quelque sorte signé la fin de cette aventure littéraire collective.

D’autres auteurs ayant joué un rôle majeur dans la tentative de création d’une littérature nationale israélienne libérée de son lien organique au judaïsme et à l’entreprise sioniste sont aussi longuement cités, à commencer par le plus emblématique d’entre eux, Émile Habibi. Une des qualités de Sadia Agsous est entre autres de contextualiser cette production. Comment, d’abord, les auteurs israéliens juifs introduisent-ils le Palestinien dans leur propre production romanesque ? On ne peut ici s’empêcher de penser à la présence-absence de l’Arabe chez Albert Camus, fondu dans le décor, sans nom propre ni rien qui puisse en faire un individu.

Comment, ensuite, les écrivains palestiniens demeurés en Israël en 1948 ou descendants de ceux qui ne sont pas partis s’emparent-ils de l’hébreu et pour en faire quoi, après la Nakba et la création sous leurs yeux et sans eux d’un pays qui n’est plus le leur, mais où ils veulent continuer à vivre et qu’ils tentent de déjudaïser en s’appropriant sa langue ?

Raconter à la société juive ce que fut la Nakba

Au travers de l’étude des œuvres et de la trajectoire de leurs auteurs, de la tentation sioniste-socialiste de Mansour à l’exil de Shammas et de Kashua, Sadia Agsous parvient avec brio à montrer que la littérature palestinienne en hébreu peut être qualifiée de littérature de résistance. Elle veut en effet raconter à l’Israélien juif ce que fut la Nakba, ce que comporte de mal-être la posture minoritaire dans une société qui a sacralisé à l’extrême l’hégémonie de la majorité. Par son usage, elle veut également faire de l’hébreu, langue juive par excellence, une langue israélienne déconfessionnalisée, appropriable par tout écrivain se définissant comme israélien1.

Mais il faut bien en convenir et tel est le constat de ce livre : une littérature non juive en langue hébraïque s’est révélée impossible dans la durée, au terme de quelque quarante années de tentatives qui ont produit des œuvres majeures, mondialement reconnues, mais acceptées avec réticence par les acteurs du champ littéraire juif israélien qui y a vu le plus souvent des intrusions d’une ineffaçable altérité. C’est l’histoire d’une rencontre que d’aucuns ont pu croire possible à certaines périodes et dans certaines circonstances, mais qui n’a pas eu lieu, du fait, nous dit l’autrice, de « la pénétration de l’esthétique par le politique ».

Voilà qui différencie cette expérience singulière d’autres appropriations linguistiques, réussies celles-là. En effet, on ne compte plus les ouvrages écrits en français, en anglais, en portugais par des auteurs africains, asiatiques et arabes, si bien que ces langues sont devenues des langues des Suds, leur prétention à l’universalité ayant rendu possible leur « marronnage » pour reprendre la formule d’Aimé Césaire.

Ce renvoi constant du dominant juif à l’altérité du dominé palestinien pose la question centrale à laquelle mène cette étude : peut-on s’emparer de l’hébreu pour dépasser le sionisme, et peut-on être israélien sans être juif ? Pour s’en tenir au champ littéraire, la réponse est non. Car dès que l’écrivain palestinien va au-delà de la fiction pour faire part de son expérience, métonymie d’une expérience collective, il est renvoyé à sa dangereuse étrangeté.

Deux phrases de Kashua résument l’impossible intégration. La première fut son utopie : « Je voulais raconter aux Israéliens une histoire, l’histoire des Palestiniens. Sûrement que lorsqu’ils la liront ils comprendront, lorsqu’ils la liront ils changeront… ». La seconde c’est ce que lui a dit son père en l’envoyant s’instruire dans un pensionnat de Jérusalem où l’on ne parlait que l’hébreu et qu’il répète à sa fille bien plus tard, au moment de quitter Israël : « Souviens-toi que pour eux tu seras toujours, mais toujours, un Arabe, tu comprends ? ».

1Sur l’utilisation de l’arabe par des groupes musicaux israéliens, lire « Quand des Israéliens chantent dans la langue de l’ennemi » de Sabyl Ghoussoub.

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