« Tu peux pas test » est une expression de la rue française qui signifie « tu ne peux pas tester », c’est-à-dire rivaliser, ici avec la mort. Comment vivre alors que nous allons mourir ? Peut-on devenir maître de son destin et accepter comme un fait « normal » que l’on va mourir en héros, en martyr ou par accident ? Comment s’affranchir de cette figure du héros imposée dès la naissance, et qui a, jusque-là, construit notre être ? Telles sont les questions qui sous-tendent le dernier travail du jeune artiste multidisciplinaire Sabyl Ghoussoub, au titre énigmatique pour beaucoup.
L’exposition de photos, prévue depuis quelques mois à l’Institut français de Beyrouth a été pourtant annulée la veille de l’inauguration. Annulée ou reportée ? Éric Lebas, l’attaché culturel de l’ambassade de France, répond : « De notre côté on ne parle pas d’annulation. Nous n’avons pas été en mesure de présenter l’exposition à la date prévue parce qu’à la période à laquelle elle était programmée, elle aurait suscité beaucoup de réactions. La concordance du calendrier religieux libanais (Pâques), quelques jours après les attentats de Bruxelles, a fait que nous n’avons pas pu organiser l’exposition. Nous avons revu les choses avec Sabyl afin de prévoir une nouvelle date, d’ici un an ». Signe d’intégration ou au contraire d’assimilation culturelle et politique, la galerie de l’Institut français semble, en ce sens, perméable à la « libanisation » de son espace culturel.
La Cène revue et corrigée
D’emblée, dans cet essai pictural sur la finitude, l’artiste subvertit La Cène, le célèbre tableau de Léonard de Vinci. Dans sa photo, réalisée dans la foulée des attentats des 12 et 13 novembre 2015 à Beyrouth et à Paris, Sabyl Ghoussoub s’amuse à en renverser les référents dans un jeu complice des codes de l’art plutôt que du religieux. Une dimension à ne comprendre que dans ce qu’elle peut suggérer de culturel et d’universel, dépassant les symboles respectifs des différentes traditions religieuses.
La Cène – L’Ultima Cena, le dernier repas —, est le nom donné par les chrétiens au repas que Jésus-Christ prit avec les douze apôtres le soir du Jeudi saint, peu de temps avant sa crucifixion. Ce qu’elle évoque de sacré, en Occident tout comme en Orient sert ici de cadre à des combattants de l’OEI, clairement identifiés par la présence de leur victime vêtue, comme dans leurs vidéos de propagande, d’une robe orange (allusion aux prisonniers de Guantanamo). Par le biais du « dernier repas », cette conscience de la mort présentée montre, à travers le rituel des disciples rassemblés autour du chahid (le martyr), la cohésion du groupe et confère une puissance symbolique aux actes d’homicide et de suicide, réunis dans l’acte « djihadiste ». Une personne est extérieure aux douze « disciples », l’offrande elle-même, tout en chair : le captif à exécuter. À la droite du chahid, on peut imaginer, sous le visage totalement recouvert, probablement une femme, qui est aussi la seule à manger. Elle fait partie des douze disciples, contrairement à la femme présente à la droite du Christ dans la toile de Léonard de Vinci qui s’ajoute aux douze apôtres.
Enfin l’apôtre à droite de la photo, une sorte d’archétype de l’Arabe par sa différence vestimentaire — keffieh et robe blanche — est peut-être ce qui reste de la figure du combattant prenant les armes pour défendre la Palestine. Une figure qui s’est imposée très tôt à Sabyl Ghoussoub, né à Paris dans une famille chrétienne libanaise de gauche, engagée auprès des Palestiniens. Le paradigme palestinien totalement incongru dans ce tableau fait écho aux travaux précédents de l’artiste, car il a fait partie de la construction de son être et de son identité arabe. Y font allusion son autoportrait (Self-portrait 2013, ci-dessus illustration de l’article) décliné en trois versions : en prêtre, en rabbin et en cheikh, ou son tout récent diptyque 212 kilomètres, la cartographie dont on a effacé toute trace de frontières et de barbelés, d’un itinéraire Beyrouth-Tel-Aviv par un détour absurde de 2415,6 km.
La deuxième photo de ce dyptique représente des assiettes de fruits, aliments hautement symboliques qu’on trouve dans les tombes antiques, dont se nourriraient les combattants de l’organisation de l’État islamique (OEI) avant de partir en opération. Les fruits attendent un nouveau groupe de combattants qui viendront remplacer ceux qui ont quitté la pièce.
Dans ce travail de profonde remise en question, il ne s’agit pas de dé-hiérarchiser les victimes, mais de poser la question de la raison du meurtre, de ce qu’elle a d’absurde et de gratuit, quelle que soit la cause pour laquelle un homme ou une femme décide de tuer un autre homme ou une autre femme. C’est en ce sens que la fresque Unknown mesurant trois mètres de long, se compose d’une série de soixante-deux photographies, mélangeant des hommes et des femmes ayant décidé et accepté de tuer et de mourir pour une cause : un kamikaze japonais, des soldats-es israélien-ne-s, des résistants-es juives, des résistants-es communistes français, des femmes membres de l’organisation indépendantiste basque ETA, des Brigades rouges, Che Guevara, Mohammed Merah, des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), des combattantes kurdes, des soldats français et américains, un communiste libanais, un martyr du Hezbollah, un soldat iranien de la guerre Iran-Irak, un ancien Black Panther… Ces portraits dénués de fioritures, habituellement réservés aux martyrs et aux héros dépouillent ces êtres de leur personnalité, ce qui permet au spectateur une identification. Et tout à coup, quelqu’un qui a décidé de tuer me ressemble à tel point que ça pourrait être moi.
Que reste-t-il donc du héros, se demande Sabyl Ghoussoub, une fois l’auréole gommée ? Rien sans doute. Et rien ne doit permettre à un humain d’aller en tuer un autre, quelle que soit la cause défendue, dans un humanisme universaliste proche de la foi bahaïe1, qui interpelle l’artiste. Pour les adeptes de cette foi, nous dit-il, « tuer, c’est tuer, que ce soit au nom de Dieu, au nom du prolétariat ou au nom de l’humanité. Ce sont, précisément, les crimes commis au nom d’un idéal suprême qui constituent la contradiction interne fondamentale de l’histoire de l’humanité ».
Rattrapé par les fantômes
Alors qu’il supposait dépassé tout travail artistique sur la guerre civile libanaise, Sabyl Ghoussoub est rattrapé par l’histoire du pays natal de ses parents. Dans son projet d’exposition, il oppose une série de Tirs de joie, mise en scène montrant des victimes de balles perdues, des images inspirées des faits divers publiés dans la presse. Aux côtés de « ceux qui ont cru mourir pour quelque chose », nous voilà face à « ceux qui sont morts pour rien ». Autant que la peur de la mort, évoquée à la troisième personne – et qui n’est donc jamais la mienne —, c’est la crainte de mener une vie qui n’en vaille pas la peine qui est exprimée à travers ces morts inutiles et victimes du hasard. L’instant de la mort, inéluctable, est représenté dans des scènes quotidiennes vibrant de vie. Il ne s’agit pas ici d’angoisse métaphysique, ni de consciences tourmentées. On ne semble pas chercher à apprivoiser le temps, mais la vie, dans une fascination esthétique du sang et de la mort.
Cependant même s’il traite d’une partie du monde où la guerre est malheureusement une évidence, Sabyl Ghoussoub, Franco-Libanais né à Paris est tout autant concerné par les attentats de Paris que par ceux du Proche-Orient. Ils ne font finalement qu’éclabousser un Occident acteur dans des conflits qui ne se déroulent pas sur son territoire. L’annulation de l’exposition programmée à l’Institut français de Beyrouth est d’autant plus regrettable qu’elle nous pousse à nous demander — sans tomber dans un orientalisme niais, ou à l’inverse, dans un anti-impérialisme dépourvu de lucidité — si nous assistons aux derniers temps de liberté offerts par les espaces culturels français dans des pays qui briment la liberté d’expression. L’exposition de Sabyl Ghoussoub aurait par ailleurs eu beaucoup de mal à trouver sa place dans une galerie libanaise, en pleine période de commémoration de la guerre civile qui a commencé le 13 avril 1975. Une blessure jamais refermée depuis 41 ans.
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1Religion monothéiste fondée par le Persan Mirza Ḥussein-Ali Nouri en 1863. Le nom de bahaïsme est dérivé du surnom donné à son fondateur : Baha-Allah (« Gloire de Dieu » ou « splendeur de Dieu »). Il proclame l’unité spirituelle de l’humanité, et ses membres se présentent comme les adhérents d’une « religion mondiale indépendante ».