L’homme qui voulait parler au roi du Maroc

Torture et corruption au royaume chérifien · Les espoirs nés de l’avènement au trône de Mohamed VI se sont vite estompés. Les témoignages abondent sur l’arbitraire qui règne au Maroc. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire les rapports des organisations de défense des droits humains. Et le livre dont nous publions des extraits qui sort aujourd’hui en librairie confirme cette situation, que la France officielle oublie trop facilement. Orient XXI co-organise un débat le mercredi 28 octobre à 18h30 avec les auteurs à l’iReMMO.

Cette histoire aurait pu ressembler à un conte de fées. Un jeune Marocain qui a grandi dans les quartiers populaires devient champion du monde de kick-boxing en 1999, l’année même où le roi Mohammed VI accède au trône — suscitant un immense espoir d’ouverture. Mais Zakaria Moumni va vite déchanter. Il essaie d’obtenir des conditions dignes d’entraînement, sans succès. Il se permet alors de critiquer la corruption de la Fédération royale de boxe dans la presse, sans résultat. À plusieurs reprises, il s’adresse directement au roi, cherche à le voir, à obtenir un rendez-vous. Il comprendra bien vite que ses démarches indisposent le nouveau monarque qui ne ressemble en rien à l’image qu’il cherche à se donner à l’étranger.

Zakaria Moumni s’installe en France où il se marie avec Taline, qui a rédigé ce livre avec lui et qui sera son plus ferme soutien durant le calvaire qu’il va traverser. Le 27 septembre 2010, il débarque à Rabat pour voir ses parents. Il est alors arrêté — ou plutôt enlevé par la sécurité marocaine — et torturé pendant quatre jours avant d’être condamné à 17 mois de prison ferme.

Il raconte ici quelques scènes de ce traitement au centre de détention de Témara, que certains appellent « les abattoirs de sa Majesté ».

Premier extrait

C’était une petite cellule, trois mètres sur quatre avec un lavabo, un matelas par terre, des toilettes turques et une caméra au plafond. Il y avait aussi une fenêtre avec des barreaux à l’extérieur, et au loin, j’ai entraperçu des arbres. Quatre hommes cagoulés ont surgi et m’ont emmené dans une autre pièce. Ils s’appelaient les uns les autres El Hajj, un terme religieux qui désigne celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque. Autrement dit, un bon musulman… C’était infâme qu’ils associent la religion à la torture.

Là, ils m’ont photographié, sans bandeau sur les yeux, à poil, à plusieurs reprises, sous toutes les coutures. On m’a remis le bandeau sur les yeux et les tortures ont recommencé. C’est à ce moment-là que j’ai entendu « Attention, le chef est là ! Attention, le chef arrive ! » et que je me suis souvenu que mes menottes étaient attachées devant : après la séance de photo, mes geôliers avaient oublié de me remenotter par-derrière. Je ne sais pas au juste comment, mais dans un accès de rage, j’ai réussi à relever mes bras endoloris et soulever mon bandeau. Un type d’une quarantaine d’années, en costume, se tenait face à moi. Je n’avais jamais vu son visage. Je l’ai reconnu quelques mois plus tard, en juillet 2011, en regardant à la télévision la retransmission de la cérémonie de la fête du Trône, ce grand cérémonial d’allégeance au roi qui a lieu chaque année et qui passait en boucle sur les chaînes nationales. Ce jour-là, Mohammed VI l’a décoré. J’ai retenu mon souffle en écoutant son nom : Abdellatif Hammouchi. C’était donc lui, « le chef ». Hammouchi, le directeur de la DGST marocaine, le grand patron du contre-espionnage, et l’un des dix personnages les plus puissants du royaume.

La scène a duré quelques instants. Elle s’est gravée au fer rouge dans ma conscience. Je me souviens du moindre détail de la cellule, du rythme de ma respiration, des battements de mon cœur. Je me vois par terre, en train de le dévisager, les yeux exorbités, concentré pour ne rien oublier. Et je le vois lui, qui reste pétrifié l’espace d’un bref instant puis quitte la pièce précipitamment suivi de trois personnes derrière lui. Dans la cellule, j’ai le temps d’apercevoir une évacuation d’eau sur le sol, des chaînes fixées au plafond, une table avec toutes sortes de sangles, de câbles, de menottes. Et puis, une dizaine de types se jettent sur moi, me remettent le bandeau, les menottes par-derrière. C’est à nouveau le noir.

Finalement, à la suite d’une campagne internationale et de l’extraordinaire ténacité de Taline, il est gracié. Mais, pour la monarchie, il reste dangereux. Il faut acheter son silence. Comme le Makhzen sait si bien le faire, on lui propose toute une série de privilèges en échange de son silence, avec des menaces à la clef s’il refuse de céder.

Deuxième extrait

Je savais vaguement qu’Adil Belgaïd était un ancien champion de judo marocain, mais nous n’avons jamais parlé arts martiaux. Il s’est toujours présenté comme un ami proche du roi, et il disait qu’il « admirait » mon parcours. Mohammed VI était le parrain de ses enfants et, m’a-t-il dit, avait même choisi chacun de leurs prénoms. Il lui avait aussi « donné un chèque » pour financer sa salle de sport. Plus tard, grâce au hacker « Chris Coleman » qui distille peu à peu tous les secrets diplomatiques de l’État marocain de ces dernières années sur Internet, j’ai appris que Belgaïd était très proche de la DGED, la Direction générale des études et de la documentation, les services secrets marocains de l’étranger. Coleman a notamment rendu publics des e-mails envoyés par Belgaïd à Mourad El Ghoul, le chef de cabinet de Yassine Mansouri, le patron de la DGED, dans lesquels il demande le financement de plusieurs clubs de sport à Paris, à Montrouge et au Maroc.

J’ai dans mes documents une lettre manuscrite de lui. Quand il m’avait rendu visite en prison, il m’avait laissé un modèle de lettre de demande de grâce, dans laquelle il explique que je vis une situation difficile sur les plans matériel et psychologique, et que seuls le pardon et la grâce pourraient me sortir de là. Il m’a aussi ramené deux livres en souvenir de son pèlerinage à La Mecque, en me disant qu’il avait pensé à moi là-bas. Deux ouvrages où il est question du destin, et du fait que tout ce qui nous arrive est écrit, qu’on doit l’accepter… Je les lui ai rendus en lui disant que je ne lisais pas l’arabe, mais j’ai réussi à garder la lettre. Ce jour-là, je lui ai aussi expliqué que je ne vivais aucune situation difficile sur le plan matériel et que c’est lui qui avait besoin de moi pour convaincre Taline de lever le pied. Quant à la grâce (et au pardon !), il n’était même pas question d’en parler : depuis le premier jour de mon incarcération, je n’ai jamais pensé à la demander, pourquoi le ferais-je maintenant, alors qu’il me restait trois mois avant ma libération ? Il m’a expliqué que c’était l’usage, j’ai donc recopié la lettre mais je n’ai pas imploré le pardon, j’estime que je n’avais rien fait pour le demander. C’était à eux de me demander pardon. Je n’ai pas non plus évoqué ma situation matérielle comme il me l’avait suggéré. Je ne voulais rien recevoir d’eux. Pour nous, la demande de grâce était une simple procédure judiciaire et non une demande de faveur.

Je l’ai aussi enregistré quand il m’a proposé de prendre un café, quelques heures après avoir visité son club sportif, au centre commercial Mega Mall de Rabat. « Tu sais, me dit-il, tu peux demander au roi jusqu’à 2 millions d’euros pour ton club. Je veux que tu aies ton truc ici, c’est important pour toi et pour nous. Par contre, tu dois composer avec ces gens-là [en parlant de Majidi et Hammouchi], tu n’as pas le choix. Ils sont intouchables, le roi lui-même ne peut rien faire contre eux. Lui aussi est obligé de composer avec eux. »

Est-ce à cause de la présence constante de Belgaïd, de ses appels répétés, des agents de la police secrète postés devant notre maison ? De ces quelques jours à Rabat, je garde un souvenir de tension et d’oppression. J’étais entouré des personnes qui comptent le plus pour moi au Maroc, ma famille, mes amis d’enfance, dont Kamal qui avait eu un fils pendant mon incarcération et l’avait appelé Zakaria, mais je ne me sentais plus chez moi. Je n’éprouvais pas les sensations de soulagement et de liberté que j’avais tant attendues, et je savais que je ne pourrais les retrouver qu’une fois après avoir posé les pieds sur le sol français. Je ne pensais qu’à une seule chose : rejoindre Taline dans notre appartement, et renouer avec notre vie d’avant.

Finalement, Zakaria Moumni pourra partir en France et il poursuit avec Taline son combat pour la justice et la vérité.

  • Taline et Zakaria Moumni, L’homme qui voulait parler au roi,
    Calmann-Lévy, 2015. — 240 p. ; 17 €

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