La Syrie n’est pas une interlocutrice facile. Emmanuel Macron en a fait l’expérience en décembre 2017. Dans une interview donnée à France 2, le président français juge que la guerre contre l’organisation de l’État islamique sera gagnée en Syrie d’ici la fin février et que « Bachar sera là ». En vertu de quoi « nous ne pouvons pas dire : on ne veut pas parler avec lui… » Mais il ajoute en même temps que le président syrien aura à « répondre de ses crimes devant son peuple, devant la justice internationale. » Peu sensible à la pensée complexe, Bachar Al-Assad n’y a pas vu de changement par rapport à la période François Hollande. Il a aussitôt répliqué que la France n’avait pas son mot à dire : « La France a été le fer de lance du soutien au terrorisme, et ses mains sont couvertes de sang syrien depuis le début du soulèvement ». Propos que Macron a jugés à son tour « inacceptables ».
Une « diplomatie de levier »... rouillé
La position française signale pourtant un désir de réintégrer la Syrie dans sa politique étrangère, afin de participer aux négociations de paix qui patinent entre Genève, Sotchi en Russie et Astana, au Kazakhstan. Pour la France il s’agit moins, visiblement, de rétablir des relations bilatérales que de s’appuyer sur la Syrie pour reprendre une place au Proche-Orient. Emmanuel Macron ajoute ainsi un chapitre au livre de l’historienne Manon-Nour Tannous1. Dans Chirac, Assad et les autres, salué comme « un modèle scientifique » dans la préface d’Henry Laurens, l’historienne argumente que les dirigeants français et syriens ont toujours cherché à s’appuyer les uns sur les autres sans jamais arriver à établir une vraie relation. Pour la France, il s’agissait d’utiliser la Syrie pour exister sur la scène proche-orientale, principalement face à la puissance américaine. La Syrie, pour sa part, voulait se servir de la France pour parler aux États-Unis. Comme le résume un ancien cadre des renseignements extérieurs français, Alain Chouet, cité dans le livre : « Tous les pays de la région n’ont qu’un rêve : discuter en tête à tête avec les Américains. Mais comme ils se sentent un peu faibles, ils cherchent un allié (français, anglais) pour discuter d’égal à égal ». Ce que Manon-Nour Tannous appelle « la diplomatie de levier ».
Le levier a rouillé pendant la longue période de rupture commencée à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy avec la suspension des relations diplomatiques en mars 2012, un mois avant l’élection présidentielle, et poursuivie sous François Hollande. Pour l’instant, seule la France tente de dégripper l’instrument, la Syrie montrant moins d’appétence, forte du soutien diplomatique et militaire très actif de l’Iran et de la Russie et du désintérêt des États-Unis.
L’histoire pourrait néanmoins se répéter, selon le schéma en vogue depuis près de cinquante ans : chaque nouveau chef d’État français veut renouer avec Damas des liens distendus ; la diplomatie se remet en marche. Mais dès que les intérêts syriens se trouvent vraiment mis en cause, la France n’obtient rien, et l’on peut aller jusqu’à la rupture. « La relation est alternative et va d’autant plus loin dans la confrontation que la tentative de coopération a été importante », note l’auteure. Selon le politologue Joseph Bahout, cette volonté périodique de réintégrer la Syrie tient de la pathologie : « comme toute névrose, elle s’exprime dans la répétition ».
Le « moindre mal », un concept ancien
Cet éternel retour ne s’ancre pas dans un passé pourtant chargé. À la suite de la première guerre mondiale, dans le cadre du démantèlement de l’empire ottoman, la France a reçu mandat de la Société des Nations (SDN), ancêtre de l’ONU pour « accompagner la Syrie vers l’indépendance ». Elle a au contraire exercé une tutelle coloniale, écrasant les révoltes sous les bombes, dressant les communautés les unes contre les autres et dépeçant la Syrie pour créer le Liban au profit des chrétiens maronites.
Ce contentieux restera toujours en arrière-plan, mais il sera utilisé avec parcimonie par les Syriens. Le présent est plus important. Le discours de Phnom Penh du général de Gaulle en 1966 dans lequel il critiquait la guerre américaine au Vietnam donne à la Syrie une première occasion de jouer la France contre les États-Unis. « La Syrie ba’athiste récuse l’Occident dominé par l’impérialisme américain ; elle l’accepte lorsque le général de Gaulle s’en fait le porte-parole », note une dépêche de l’ambassade de France à Damas.
François Mitterrand continue et amplifie cette doctrine. La France se prévaut d’une connaissance plus fine du pays, fondée sur l’histoire. Apparaît un concept promis à un bel avenir, celui du « moindre mal ». Certes, le pays connaît en interne une stagnation politique, néanmoins le président Hafez Al-Assad est assuré de rester au pouvoir, notent les ambassadeurs français successifs dès 1979, quand des attentats secouent le pays et que les Américains parient sur une chute rapide du régime.
Pour les Français, cet État répressif porte aussi un grand pouvoir de nuisance dans la région et au-delà. De 1981 à 1983, des attentats frappent la France, sur son territoire ou au Liban ; l’ambassadeur français Louis Delamare est assassiné à Beyrouth ; des bombes éclatent à Paris, et en octobre 1983, 58 parachutistes français de la force multinationale mises en place par l’ONU sont tués dans l’explosion de leur QG de Beyrouth. En cause, la politique française dans la région, le soutien à Yasser Arafat et la présence au Liban, que la Syrie considère comme lui appartenant.
Ces violences n’empêchent pas François Mitterrand, en voyage à Damas en 1984, de pousser le réalisme politique jusqu’aux limites de l’ironie. Il n’a pas été permis à la France, dit-il, de prouver l’origine syrienne des attentats, « et comme le président Assad a toujours affirmé que tel n’était pas le cas, je ne vois pas pourquoi cette parole serait mise en doute ». Selon Manon-Nour Tannous, « cette période ne correspond pas à une tentative de construire un bilatéral franco-syrien, mais d’abord de limiter la nocivité de l’autre et ensuite — et à la marge, d’en tirer de potentiels dividendes ». Ils sont maigres pour la France. « Sa détermination à soutenir l’indépendance et l’intégrité du Liban doit être prise en compte, mais elle n’est à aucun moment en mesure d’infléchir la volonté syrienne d’emprise sur ce pays. Inversement, la France est progressivement convaincue du rôle régional de la Syrie », qui en retour, « la laisse être un acteur secondaire ».
Succès et échecs de l’ère chiraquienne
Jacques Chirac, président volontariste, voudra relancer la relation. C’est la seule période où la France a pu retirer quelques bénéfices du « levier » syrien, analyse l’auteure, et c’est aussi le temps d’une collaboration inédite entre les deux pays, raison pour laquelle le président gaulliste est nommé dans le titre de l’ouvrage. Cependant dans les deux domaines, les limites sont vite apparues, entraînant une rupture spectaculaire. Sur le plan régional, l’opération israélienne Raisins de la colère au Liban fournit à Chirac et aux diplomates français l’occasion de jouer un rôle-clé. Le 18 avril 1996, 102 civils libanais meurent dans le bombardement israélien du poste de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) où ils s’étaient réfugiés. Damas a 35 000 soldats au Liban et ne veut pas perdre la face. Il faut aussi inclure le Hezbollah, la puissante milice chiite présente au sud du Liban, et l’Iran.
Washington est en bons termes avec la Syrie, mais s’interdit de parler à l’Iran et au Hezbollah. Paris s’entretient avec tous les protagonistes arabes, ainsi qu’avec Téhéran. Grâce à l’appui de la Syrie, l’arrangement final reprend largement les propositions françaises : en particulier l’interdiction de toute attaque contre des civils. La France fait partie du comité de surveillance aux côtés des États-Unis, d’Israël, du Liban et de la Syrie. Les deux pays se félicitent. La solution est favorable au camp Syrie/Hezbollah. Chirac lui ouvre une porte sur l’Europe. De son côté, le président français obtient sur la scène proche-orientale un rôle qui dépasse son poids réel.
Jacques Chirac pense alors assurer définitivement le prestige français au Proche-Orient en poussant la Syrie vers un régime moins autoritaire. Il se voit même comme une sorte de tuteur du jeune président Bachar Al-Assad, qui succède à son père le 17 juillet 2000. S’ensuit l’étonnante tentative de transformer l’administration syrienne, issue du modèle soviétique, en administration à la française. À l’invitation de Bachar Al-Assad, des missions d’experts français s’installent à Damas, effectuent un audit généralisé, proposent des réformes fiscales, financières, économiques… Parmi eux, la directrice de l’École nationale d’administration (ENA) française Marie-Françoise Bechtel aide à bâtir un clone local, l’Institut national d’administration.
Ce rêve de réformes se heurte à la réalité du pouvoir syrien. La directrice de l’ENA raconte à Manon-Nour Tannous la réception des envoyés français par le ministre de l’intérieur syrien avec « quinze membres des services (de renseignement), en uniforme, de part et d’autre de la pièce ». On ne réforme pas l’administratif sans toucher au politique et la tentative échoue, même si Bachar Al-Assad était sincère dans ses intentions, analyse l’auteure.
Mais la vraie rupture, spectaculaire, se produit à cause du dossier libanais. En se rapprochant du président syrien, Jacques Chirac espérait desserrer l’étreinte syrienne sur le Liban. Il n’en est rien. Bachar Al-Assad impose au Liban la prolongation du mandat du président prosyrien Émile Lahoud, qui participe au détournement des aides financières internationales décrochées à grand-peine par Chirac lui-même.
Le temps de la rupture
L’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003 change la donne. Chirac essaie de faire comprendre à Bachar Al-Assad que les choses ne sont plus comme avant. Parallèlement, après le spectaculaire refus français d’avaliser l’invasion de l’Irak, le président français souhaite se rapprocher de Washington. La France est à la pointe de la rédaction de la résolution 1559 de l’ONU, qui enjoint aux troupes syriennes de quitter le Liban. L’assassinat de Rafic Hariri (qui avait démissionné) le 14 février 2005 précipite la rupture. Chirac avait noué avec lui une amitié personnelle profonde. Pourtant pour l’auteure, la décision de Jacques Chirac doit être considérée comme rationnelle et politique. Le président français se rend compte qu’il a échoué à faire bouger la Syrie. Il dira néanmoins dès l’été 2005 que la Syrie « a vocation à revenir dans le jeu normal des relations internationales ».
C’est Nicolas Sarkozy qui s’en chargera, rejouant le même scénario : contenir le pouvoir de nuisance de la Syrie, protéger le Liban et actionner le levier syrien pour exister au Proche-Orient. Il obtiendra la promesse de Bachar Al-Assad d’inclure la France dans des négociations de paix syro-israéliennes qui n’aboutiront pas, et à une Union pour la Méditerranée (UPM) sans avenir. En échange de quoi Bachar Al-Assad est invité à la tribune d’honneur du 14 juillet 2008 à Paris, lui offrant ainsi un retour en grâce sur la scène internationale.
Le soulèvement de la population syrienne en mars 2011 et la répression féroce qui s’ensuit précipitent une autre rupture. Nicolas Sarkozy ne veut pas manquer ce qu’il perçoit comme un nouvel épisode des « printemps arabes ». François Hollande accélère le mouvement en reconnaissant la Coalition nationale syrienne (CNS) fondée en novembre 2012 au Qatar comme « le futur gouvernement provisoire de la Syrie démocratique permettant d’en terminer avec le régime de Bachar Al-Assad ».
Avec la crise de 2011, dit Manon Nour-Tannous, c’est « le fondement de la diplomatie de levier qui tombe : le désintérêt français pour la politique interne syrienne, basé sur la conviction que les autoritarismes sont durables, est profondément remis en cause ». Les déclarations ambivalentes d’Emmanuel Macron ne permettent pas encore de savoir si l’on est à la veille d’un nouveau « retour convulsif des relations entre Paris et Damas ». À moins que la question ne se pose plus tout à fait en ces termes. « La multiplication des acteurs de part et d’autre a diminué l’importance de la relation franco-syrienne », affirme l’auteure.
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1Manon-Nour Tannous est docteure en relations internationales, attachée d’enseignement et de recherche à la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France ; enseignante à Sciences-Po Paris, chercheuse associée au Centre Thucydide (Université Paris-II) et présidente du Cercle des chercheurs sur le Moyen-Orient.