En estimant que l’accord préparé à Genève avec l’assentiment des États-Unis n’était pas assez exigeant pour l’Iran, Laurent Fabius a fait voler en éclats le consensus qui prévalait, pour la première fois depuis des décennies, entre toutes les grandes puissances et la République islamique d’Iran pour résoudre progressivement cette longue confrontation autour d’une prolifération nucléaire mal contrôlée.
Les habitués du café du commerce comme les plus expérimentés des diplomates, en passant par les journalistes se sont interrogés sur les motivations du ministre, ses objectifs, sa stratégie, sa méthode. Aujourd’hui, le mal — ou le bien — est fait. L’urgence est de savoir si un accord réaliste sera finalement trouvé à Genève le 20 novembre, et surtout si les nouveaux rapports de force ainsi créés pourront fonder le lent et difficile processus de « retour » de l’Iran comme acteur de la stabilité et du développement démocratique et pacifique du Proche-Orient.
Quel pourra être le rôle de la France dans ce processus ? La réponse n’est pas évidente, car les dégâts provoqués en Iran par le coup d’éclat du ministre semblent profonds et durables. Les blogs, la presse iranienne, les amis francophones de Téhéran ont immédiatement crié leurs interrogations, leur inquiétude et leur déception. L’Iran et la France, deux « pays de grande civilisation » ont toujours eu des rapports plus amoureux que politiques ou économiques1, mais ces amours ont souvent été déçues ou mythiques, à la grande satisfaction de nos amis britanniques et américains. La nouvelle bourgeoisie moyenne iranienne espérait que la France l’accompagnerait dans sa longue et difficile marche, qui passait par un accord que tout le monde espérait sur le nucléaire et la levée des sanctions économiques. L’intention de Laurent Fabius allait certainement dans ce sens, mais sa méthode quelque peu brutale a eu l’effet contraire. C’est un fait. La France a trahi ses amis. Donc, « vive l’Amérique ! », disent les amoureux iraniens déçus de la France.
Les petites phrases circulent dans les blogs et sur Facebook, de la part de commentateurs qui expriment cette déception avec outrance : « nous avons pris en otage les diplomates américains en 1979, ennemis de l’Iran, mais aujourd’hui notre ennemi c’est la France » ou ironie : « un cadeau pour les entreprises françaises qui viendront en Iran : un billet de retour ». On taira ici les insultes directement adressées à Laurent Fabius.
Sans surprise, la presse iranienne du dimanche 10 novembre a surtout insisté sur l’influence d’Israël. Mehdi Chamran, membre très influent du conseil municipal de Téhéran déclarait sans nuance dans Hamshahri : « La France est clairement le représentant d’Israël. Ils se sont divisé le travail : la France joue ce rôle pendant que les États-Unis prennent une posture plus diplomatique. »
Certains journaux comme Qods (conservateur) insistent également sur le rôle des monarchies arabes : « le régime sioniste, l’Arabie saoudite et les autres pays arabes de la région ont sapé les négociations. L’Arabie prend ses distances avec les États-Unis et déploie de grands efforts pour former un front arabe/hébreu. » Pour Arman (modéré), « l’opinion négative des diplomates français sur ces négociations est le résultat de l’action des lobbies israéliens et arabes ». Un autre article de Qods a une analyse plus complexe : « la première explication est la relation étroite avec les sionistes, mais la seconde explication est que la France a voulu répondre au secrétaire d’État américain et lui rappeler qu’il n’a pas soutenu la France sur le dossier syrien. Pour la France, la Syrie est le centre de gravité des discussions de Genève ».
Mardom Salari (réformateur) est un des rares quotidiens à invoquer la politique intérieure française : « François Hollande, qui doit faire face à une grave crise économique et une possible défaite électorale a décidé d’un coup d’éclat en politique étrangère pour faire diversion. »
Tous les médias iraniens s’accordent sur les conséquences économiques pendant la période de compétition qui va s’ouvrir avec le processus de levée progressive des sanctions économiques. Dans Iran Review (modéré), l’économiste Abdol-Reza Faraji écrit : « cette décision française de bloquer un accord tant espéré va restreindre la marge de manœuvre des entreprises françaises en réduisant leur influence en Iran. La France devra faire face aux exigences nouvelles des acteurs économiques iraniens. Elle ne pourra plus bénéficier de sa position pionnière obtenue grâce à l’activité de grandes entreprises comme Total, Peugeot ou Renault. La priorité sera donnée aux entreprises américaines, puis allemandes, italiennes et britanniques. »
Tout ce tumulte va certainement s’apaiser. On constate en effet que le gouvernement iranien est resté très soft et n’a pas critiqué la France, préférant insister sur les progrès réalisés à Genève. Les présidents Barack Obama et François Hollande se sont téléphoné pour confirmer leur « détermination commune pour empêcher l’Iran d’avoir une arme nucléaire ». Une évidence qui cache simplement que l’on doit tourner la page et que les diplomates américains devront ranger — pour le moment — leur fureur contre Laurent Fabius, afin d’aboutir au plus vite à un accord.
Mais il est probable que cette crise laissera des traces durables, et plus dure sera la chute. Certes, Laurent Fabius a voulu être rigoureux dans la négociation, mais fallait-il bousculer ainsi John Kerry qui a déclaré : « nous ne sommes pas idiots », avant d’user de propos plus diplomatiques ? La France a réussi en quelques mots à provoquer le dépit amoureux de l’Iran, à exacerber la compétition économique avec les États-Unis et à attacher un boulet de plus aux pieds des entreprises françaises qui tentent de revenir sur le marché iranien. Mais l’emploi n’est peut-être plus une priorité.
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1Voir à ce sujet l’histoire très documentée et factuelle des relations France-Iran rédigée par Florence Hellot-Bellier : France-Iran : quatre cents ans de dialogue, Cahiers de Studia Iranica n° 34, Peeters, 2007.