Littérature

La littérature syrienne miroir de la réalité

Les mots impitoyables des écrivains · Les romans et la poésie syriennes racontent depuis cinquante ans la répression, la dictature, la torture, la prison et la terreur. Plus libre que la parole politique, la littérature a emprunté d’autres chemins pour témoigner en filigrane des prémices de la révolte de 2011.

« Aleppo, Syria ».
fatfo2sh, Deviantart, 2017.

Les littératures sont inextricablement liées aux sociétés dont elles sont originaires et constituent pour cette raison des instruments indispensables à la construction d’un récit différent de celui proposé, par exemple, par l’histoire officielle. Dans les régimes politiques où le travail de propagande est particulièrement fort et dans la période actuelle dominée par la « post-vérité »1, la fiction littéraire apparaît souvent nécessaire, car elle s’avère, paradoxalement, le témoignage le plus proche de la réalité. Des « petits événements » racontés par les écrivains et les poètes peuvent se dégager les mécanismes et les dynamiques desquels pourrait émerger un « grand événement », comme une révolution.

Dans le chaos syrien actuel, semblable à une longue et exténuante partie de Risk, les réelles motivations qui ont amené il y a six ans à l’éclatement de la révolution ont été englouties par le trop-plein de joueurs sur le terrain. La révolte syrienne est désormais présentée uniquement comme le produit des calculs politiques de l’alliance entre les États-Unis et les pays du Golfe. Mais, depuis longtemps, les écrivains syriens racontent une tout autre histoire, longue de presque cinquante ans.

« Terre de répression »

Après la fin du mandat français et la conquête de l’indépendance en 1946, la Syrie connut une longue décennie d’instabilité politique, entre succession de coups d’État et diverses propositions de Constitutions. La naissance de nombreux partis nationalistes dans les pays arabes fut la réponse naturelle aux années de domination étrangère. Parmi eux, le parti Baas, d’inspiration socialiste, qui, grâce à son aile militaire, prit le pouvoir en Syrie le 8 mars 1963.

Le nouveau gouvernement, guidé par le Conseil de la révolution, utilisa largement l’« étouffante » loi d’urgence (promulguée en 1962) qui limitait fortement les libertés individuelles et collectives et qui, cinq ans après, porta à la création de la Cour suprême pour la sécurité de l’État, un tribunal spécial pour les opposants politiques. La censure et le climat de terreur réduisirent au silence un pays entier, bâillonnant tout type d’opposition. À l’inverse, dans ces mêmes années, le célèbre poète syrien Nizar Qabbani rêvait à l’utopique naissance d’une république de l’amour, opposée à ces systèmes de gouvernement qui, pour perpétuer leur survie, avilissent les rapports humains et bloquent tout progrès :

Les régimes s’opposent généralement au poète, car ils représentent le conservatisme et l’immobilisme, alors que le poète est le symbole de la volonté de mouvement et de changement.

Nizar Qabbani, Qissati maa al-shir.

En 1970, le ministre de la défense Hafez Al-Assad lança son « Mouvement correctif », un nouveau coup de force interne au parti, et s’autoproclama premier ministre, transformant définitivement la Syrie en terre de répression.

Aime-moi...
loin de cette terre de répression,
loin de notre ville que la mort a rassasiée,
loin de ses factions
et de sa rigidité.
Aime-moi… loin de notre ville
Car l’amour ne la visite plus depuis qu’elle existe
Et Dieu n’y est jamais retourné

Nizar Qabbani, Poèmes sauvages, 1970.

Offenses au « demi-dieu »

En 1973, une nouvelle Constitution, qui livrait « généreusement » à Assad tous les pouvoirs, fut promulguée. Le nouveau rais forma son gouvernement suivant un système clientéliste inébranlable, confiant la majeure partie des postes de pouvoir à des hommes de son clan, appartenant pour la plupart au groupe religieux minoritaire alaouite. Le régime fonda son autorité sur la torture, la propagande, le culte de la personnalité, la censure des moyens d’information et le contrôle réticulaire de la société à travers un État policier. Infiltrés dans chaque coin du pays, les moukhabarat, les redoutés services secrets syriens, exerçaient une surveillance constante pour « défendre » le président et le parti, arrêtant quiconque offensait cette sorte de demi-dieu et son Olympe.

Je me rendis alors compte que les enfants ne sont pas les seuls à avoir peur de la police. D’un ton qui s’efforçait de cacher la tremblote, j’ai demandé : « Moi ? Qu’est ce que j’ai fait ?
« Ton dos… ton dos courbé offense le beau nom de ce pays. Seuls l’affamé ou le malade marchent comme toi.
« Mais je suis justement affamé et malade.
« Insolent ! Tu dis être affamé et malade ? Ton discours est une attaque déclarée contre l’État.
« Je suis désolé. Je m’excuse. Je ne voulais attaquer personne.
Il pointa son long doigt vers mon visage et dit :
« Et ton visage ?
« Mon visage ? Qu’est ce qu’il a ?
« Regarde-toi dans un miroir. Ton visage est lugubre. Pourquoi ?
« Parce que je suis sans travail.
« Tais-toi ! Tu oses critiquer les lois ?
« Moi ?
« Silence ! Ferme-la ! Éloigne-toi de moi et fais attention quand tu marches dans les rues ! »

Zakaria Tamer, « Le faucon », dans Printemps de cendre, Publications orientalistes de France, 1983.

Zakaria Tamer, auteur de ce dialogue tristement ironique, est l’un des plus célèbres écrivains syriens, contraint dans les années 1970 de quitter la Syrie à cause du régime. Autodidacte, il s’affirme comme journaliste et auteur de nouvelles, dans lesquelles il décrit souvent la situation de son pays en recourant au surréalisme et à la métaphore. Tamer dépeint dans ses travaux une société fondée sur la haine et l’abus, où la violence et la mort sont une constante, et dans laquelle le faible est toujours victime de l’arrogance du plus fort.

Le temps de la haine

Dans les années 1980, le régime multiplia les arrestations et les exécutions sommaires des opposants politiques, visant particulièrement les membres des Frères musulmans. Ce qui pouvait apparaître comme une simple lutte confessionnelle entre sunnites et alaouites ou comme une confrontation entre État laïc et socialiste et partis religieux correspondait plutôt à une volonté d’anéantir ces groupes autour desquels aurait pu se former un mouvement important d’opposition au régime.

L’année 1982 s’ouvrit avec l’un des plus grands massacres perpétrés par le régime de Hafez Al-Assad qui, pour réprimer une révolte menée par les Frères, prit d’assaut pendant 27 jours la ville de Hama, torturant et tuant plus de 10 000 personnes (les chiffres de ce massacre sont très discordants et varient entre 10 000 et 40 000 morts). Cet événement tragique sert de toile de fond au roman Éloge de la haine (Actes Sud, 2011) de l’écrivain syrien Khaled Khalifa qui, en racontant l’histoire d’une jeune femme d’Alep, dévoile les dynamiques complexes qui ont amené à la naissance et à l’enracinement de la haine dans la société syrienne, avec des conséquences encore évidentes dans l’actualité.

La protagoniste, influencée par son oncle et immergée dans le climat de terreur et de brutalité instauré par le gouvernement d’Al-Assad, décide d’entrer dans le mouvement des Frères musulmans. L’écrivain, chapitre après chapitre, décrit la lente, mais inexorable transformation de la jeune fille qui, renfermée sur elle-même, semble trouver dans la haine la seule réponse à la violence du régime :

(…) la haine s’était emparée de moi et j’en étais enthousiaste. Je sentais que la haine me sauverait, car elle m’inspirait cette sensation de supériorité que je recherchais. (…) “Nous avons besoin de la haine pour donner un sens à notre vie”. C’est ce que je pensais alors que je fêtais mon dix-septième anniversaire.

Arrêtée et torturée en prison, la protagoniste comprend, petit à petit, l’absurdité du sentiment de haine, surtout quand celui-ci provient de la rigide et inamovible glorification d’une seule et même appartenance :

La seule vérité que j’avais toujours défendue, la haine, vola en éclats, m’obligeant à revenir à la question parmi les questions. Quel était le vrai rapport entre le sentiment d’appartenance à quelque chose, par exemple à l’organisation ou à la famille, et mon être véritable ? (…) Ma vie a été un ensemble de choses empruntées aux autres (…). J’avais passé tout ce temps à croire en ce que les autres avaient voulu que je croie. Ils te donnent un nom et tu dois l’aimer, tu dois en défendre l’existence.

Figures de l’aliénation

La « démocratisation » de la violence du régime est décrite dans le roman Lo specchio del moi segreto (Le miroir de mon secret)2, de Samar Yazbek, dans lequel les victimes de la répression sont cette fois, tout comme le président, des alaouites. L’auteure, qui a dû quitter la Syrie en 2011 à cause de son opposition au gouvernement, raconte dans ce livre l’histoire d’amour tourmentée entre Saïd Nasser, un officier au service du régime, et la jeune actrice Leïla Al-Saoui. Le roman se déroule dans les années 1990, mais débute à la mort d’Hafez Al-Assad (jamais explicitement nommé) en 2000. Dans le premier chapitre, nous trouvons Saïd incrédule et détruit par la douleur, décidé à regarder à la télévision les funérailles du président, la personne qui lui était la plus chère au monde et qu’« il était prêt à défendre au péril de sa propre vie ».

Une lueur rouge donne à l’écran une couleur pourpre et transforme le canon sur lequel repose le cercueil du Président en un char divin, descendu du ciel à l’improviste, qui pénètre la marée humaine. (…) Il (Said) est surpris de distinguer aussi clairement la bouche du canon. Une pensée l’effleure : celui qui a eu l’idée de ce char est un idiot. Le cercueil devrait être porté à bout de bras, car c’est du peuple que le président s’est levé et c’est au peuple qu’il devrait retourner.

Saïd Nasser est une figure emblématique de cet état d’aliénation grâce auquel tous les régimes parviennent à « déformer » l’individu en détruisant sa subjectivité. Son adoration aveugle de la figure du rais et sa totale dévotion aux intérêts du parti transforment ce personnage en un automate incapable d’établir un quelconque type de rapport humain. Pendant l’interrogatoire d’Ali, le frère de Leïla, l’officier répète mécaniquement tous les slogans diffusés par le parti. Samar Yazbek met ainsi en évidence les effets délétères de la propagande baasiste.

(…) Un parti d’opposition ! Tu es fou ? Tu penses que c’est le moment de fonder un parti d’opposition ? Qu’est ce que vous avez dans le crâne ? Rien, rien ! Ce monde se gouverne par la force. Et tu sais ce que cela veut dire ? Qu’il doit y avoir un homme fort qui nous gouverne tous. (…)
« Je construis la patrie.
« Vous la détruisez.
Said l’avait giflé, le faisant tomber (…), il l’avait insulté et rué de coups.

La rencontre avec Leïla réveillera momentanément l’humanité de ce robot qui, comme un petit soldat obéissant, rentrera vite dans le rang du pouvoir, faisant emprisonner et torturer son amante.

La littérature contre la prison

Aussi conformes à la réalité qu’ils soient, les travaux cités jusqu’ici sont le fruit de l‘imagination des auteurs, mais, hélas, nombreux sont les intellectuels syriens qui ont aussi pu écrire leurs souvenirs personnels de la prison. C’est le cas du roman La coquille (Babel, 2012 ; traduction S. Dujols) de l’écrivain Moustafa Khalifé, et du recueil de poèmes Ni vivant ni mort (Al Dante, 2012) de Faraj Bayrakdar. L’histoire se passe dans les années 1980 et raconte, sous la forme d’un journal, les jours de captivité de Musa, alter ego de l’écrivain, arrêté à son retour en Syrie car accusé de faire partie des Frères musulmans, alors qu’il est athée et de famille chrétienne. Le bref dialogue entre deux policiers, rapporté dans les premières pages du roman, révèle l’arbitraire absolu des arrestations :

Les deux policiers m’escortaient. (…) Au bout du couloir, un jeune s’est mis à crier en nous voyant : « (…) Et lui qui c’est ? Un rouge ou un vert ?
Tous la même merde.

Musa, enfermé pendant treize ans dans la terrible prison de Tadmor, subit toutes les tortures que les associations de défense des droits de l’homme recensent dans leurs rapports. À cause de l’hostilité de ses compagnons de cellule, réellement membres des Frères musulmans, il ne parle à personne pendant dix ans et se réfugie dans une coquille pour tenter de protéger son humanité. Sorti de prison, Musa s’interroge sur la société syrienne et ses responsabilités :

Je regarde les gens. Je scrute les visages. Quelle indifférence ! Combien de ces personnes savent ce qui s’est passé et ce qui se passe encore dans la Prison du désert ? Combien s’y intéressent ? (…) Est-ce concevable qu’un peuple aussi important ne sache pas ce qui se passe à l’intérieur de son propre pays ? S’il ne le sait vraiment pas, c’est terrible ; s’il le sait et ne fait rien pour changer les choses c’est encore plus horrible.

Dans Ni vivant ni mort, le poète Faraj Bayrakdar, arrêté en 1987 pour son adhésion au parti communiste, charge ses vers des souffrances, des espoirs et des rêves de ces treize années passées dans la prison de Saidnaya, devenue célèbre aujourd’hui. Comme Bayrakdar l’affirme dans l’introduction, seule la poésie, liberté onirique des journées de détention a réussi à sauver son âme de la prison et de cette méticuleuse tentative d’« ôter tout sens à l’être humain ».


Arrêtez-vous et pleurez
Non pas sur les restes d’un dieu éloigné
Ni sur un oiseau
Accablé du poids de l’espace
Ne me prenez pas
Ne me laissez pas
Peut être la désolation sans langage me possède
Peut être espérez vous retardez ma mort
Ma cellule est mon corps
Et la poésie une liberté imprévue

« Les roses desséchées de Damas »

En 2000, Hafez Al-Assad meurt. Son fils Bachar, « Monsieur Futur » comme le surnomme ironiquement l’intellectuel Samir Kassir, assassiné en 2005, hérita le pouvoir de son père après un brusque changement de Constitution pour la rendre conforme à son âge. Le discours d’intronisation du nouveau président fit espérer un réel changement de la situation syrienne, mais le « Printemps de Damas » n’a jamais fleuri. « Le Manifeste des 99 », dans lequel, en septembre 2000, les intellectuels syriens avaient demandé d’abroger la loi d’urgence et de rétablir les libertés, a été ignoré par le régime. L’arrestation du député Riyad Seïf en 2001 a au contraire donné le départ d’un nouveau cycle d’épurations.

Pourtant, sans attendre de signes d’en haut, cette société terrorisée et pétrifiée que Moustafa Khalifé avait observée en sortant de prison, a lentement changé. La révolution qui éclate en 2011 a été la conséquence de ce changement et la plus naturelle des réponses aux années de dictature. Après six ans de mort et de siège, les si nombreux Syriens contraints de quitter leur pays continuent de s’opposer au gouvernement de Bachar Al-Assad depuis leurs pays d’exil. Parmi eux, le photographe Jaber Al-Azmeh qui dans Wounds raconte la révolution et l’oppression, ou encore utilise dans The Ressurection le journal de propagande Al-Ba’th (dont la traduction est justement « Résurrection ») pour faire « parler » le peuple syrien.

Derrière la rhétorique toujours valide des mots al-amn wa al-istiqrar (sécurité et stabilité), les homicides et les tortures continuent d’être le quotidien du gouvernement de Monsieur Futur. En octobre 2016 a été inaugurée en Italie l’exposition « Nome In Codice Caesar », composée d’une série de photos prises par un ex-photographe de la police militaire du régime syrien qui documentent la mort et les tortures infligées aux détenus dans les prisons entre 2011 et 2013.

Le dernier rapport d’Amnesty International (février 2017) dénonce le fait qu’entre 2011 et 2015, dans la seule prison de Saidnaya, environ 13 000 personnes sont mortes par pendaison après avoir été soumises à des tortures répétées et systématiques… Et le peuple syrien attend toujours ce « printemps qui devrait faire éclore les roses desséchées de Damas »3.

1Terme répandu à l’occasion des campagnes électorales pour le Brexit et pour l’élection de Donald Trump. Il fait référence, selon le dictionnaire d’Oxford, « à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ».

2Castelvecchi, 2011 ; traduction E. Chiti.

3Samir Kassir, Liban : Un printemps inachevé, Actes Sud, 2006.

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