Cinéma

« La Loi de Téhéran ». Une plongée haletante dans l’univers de la drogue en Iran

Le trafic de drogue, notamment de crack dont l’usage est massif en Iran, est au cœur du film iranien de Saeed Roustayi. Ce thriller aux dimensions de tragédie antique voit s’affronter un flic au bout du rouleau et un caïd se croyant invincible sur fond de misère, de corruption et de galères familiales.

Wild Bunch

Les deux personnages principaux de La loi de Téhéran, le deuxième film de l’Iranien Saeed Roustayi sont aussi contrastés qu’intelligents. Incarnés par Peyman Moadi et Navid Mohammadzadeh, le policier Samad et le trafiquant de drogue Nasser vont s’affronter dans une traque mortelle. Mais Nasser le « baron » du trafic de crack est aussi profondément attaché à sa famille, veut la sortir de la pauvreté, s’occuper de l’éducation de ses neveux et s’avère un homme délicat avec son ancien amour. Tandis que le flic Samad rêve d’échapper à l’enfer provoqué par la toxicomanie galopante d’immenses pans de la société iranienne, afin de retrouver une vie familiale apaisée.

Au début du film, un petit dealer pourchassé par un flic dans un quartier populaire du sud de Téhéran tombe dans une fosse et est accidentellement recouvert de terre par une pelleteuse. Cette scène dure évoque symboliquement ces parias urbains et anonymes de l’Iran actuel, enterrés dans l’absurdité des aléas de la vie, alors que le grand trafiquant pourrait s’en sortir grâce à un système corrompu.

Car le caïd Nasser interpellé et jeté dans la vaste cellule collective d’une prison offre un pot-de-vin au policier pour se faire libérer. Que répondre face à son offre alléchante ? Le regard songeur de Samad et ses marchandages pour augmenter la mise renvoient le spectateur à ses nombreux problèmes liés au pouvoir d’achat, au logement et aux soucis familiaux. Cependant le policier, un héros solitaire ayant fait de cette lutte contre la drogue une bataille personnelle, avec des discours parfois moralisateurs, reste vertueux. L’un a choisi l’honneur et l’autre la destruction. Une scène devant un juge illustre cette dualité, ainsi que la corruption banalisée au sein des forces policières et de la justice.

Des cellules qui puent la misère

Le système judiciaire iranien ne fait pas de distinction entre les toxicomanes, les « mules », les petits et les grands dealers. Ils sont entassés dans des cellules qui puent la misère, et les damnés touchent le fond. L’âpreté de la lutte contre la drogue permet toutes les dérives. Il est ainsi permis aux policiers de briser la porte puis de saccager le taudis d’un homme en bas de l’échelle du trafic, de pousser sans ménagement des femmes toxicomanes réfugiées dans un dépôt de gigantesques canalisations d’égouts, d’agglutiner de manière abominable les hommes nus et crasseux, toxicomanes ou trafiquants dans une même cage. Le spectateur a le souffle coupé et ressent la difficulté de respirer dans les couloirs et les cellules bondées de la prison, mais aussi dans les ruelles étroites des quartiers pauvres et les autoroutes de cette ville polluée qui suffoque sous un embargo sans fin.

Le système pénitencier et judiciaire et l’absurdité de la peine de mort sont contestés par le cinéaste — comme dans plusieurs autres films iraniens récents —, notamment avec une glaçante scène de pendaison qui rappelle les milliers d’exécutions de petits et grands trafiquants de drogue, mais aussi des opposants politiques.

Cependant, contrairement aux thrillers occidentaux sur les narcotrafiquants, le spectateur ne voit pas d’effusions de sang ni de combats armés, mais des procès sommaire de dealers. Les narcotrafiquants ne sont pas armés à Téhéran ou dans les grandes villes iraniennes, hormis dans certaines régions de l’est de l’Iran au voisinage du Pakistan.

Les ravages de la consommation de crack

Le crack, drogue de synthèse pas chère et souvent de fabrication artisanale dans des laboratoires de fortune touche des centaines de milliers d’individus dans un Iran dévasté par des années d’embargo économique. La corruption est structurelle, le chômage et l’inflation battent des records et les valeurs morales sont ébranlées.

Les statistiques officielles de consommation de drogue en Iran sont variables. En 2013, le chiffre de 10 millions drogués occasionnels ou chroniques, représentant à l’époque 13 % de la population a été avancé par Rassoul Khezri, membre de la commission de santé du Parlement iranien. Le secrétaire général de l’institution de lutte contre les stupéfiants a déclaré en 2019 que le pays comptait 2,8 millions de toxicomanes avérés, dont 156 000 femmes, qui représentent 6 % de la population consommatrice de drogues.

Dans l’analyse de l’ampleur de ce fléau, il faut prendre en compte la production massive de stupéfiants en Afghanistan, voisin de l’Iran — avec des frontières poreuses. Le colonel Majid Karimi, chef de la police antinarcotiques des forces armées, a souligné lors d’une réunion bilatérale avec la Russie le volume très élevé de la production de stupéfiants en Afghanistan :

Depuis environ deux ans maintenant, en plus de la production de stupéfiants traditionnels tels que l’opium, la morphine et l’héroïne, l’Afghanistan a malheureusement connu la production de méta-amphétamines (crack) en raison de la rentabilité et du faible coût de production dans ce pays et de son marché dans les pays européens, d’Asie du Sud-Ouest et de l’Est. En 2020, nous avons pu découvrir 21 tonnes de crack produites en Afghanistan aux frontières orientales de la République islamique d’Iran.

Un immense succès populaire en Iran

La Loi de Téhéran — dont le titre original en persan signifie « Six et demi par mètre », allusion au prix d’un linceul — a été projeté pour la première fois en 2019 au 37e festival du cinéma Fajr en Iran et a remporté le prix Crystal Simorgh du meilleur film du public. À propos de certaines scènes supprimées, son producteur Seyed Jamal Sadatian a souligné lors d’un débat à l’université de Téhéran que : « nous avons changé cinq fois le scénario, mais cela n’a pas nui au fil de l’histoire ». En mars 2019, à l’occasion du nouvel an iranien, il est sorti en salles et est devenu depuis le film non comique le plus regardé de l’histoire du cinéma iranien, avec 2 197 000 spectateurs qui ont ressenti l’intrigue comme reflétant leur quotidien.

Pour les spectateurs étrangers, l’Iran reste mystérieux et inaccessible, attisant les fantasmes d’un public occidental qui a une image unidimensionnelle de ce pays : répression, arme nucléaire, expansionnisme, mollahs, femmes voilées. La loi de Téhéran brise ces clichés et reflète l’ambiguïté d’un pays où les hommes et les femmes partagent avec le reste de l’humanité les mêmes fléaux.

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