Depuis l’irruption sanglante et inattendue des soudards de la jeune et révolutionnaire République française dans la vallée du Nil, il y a 217 ans, une interrogation hante les musulmans et d’abord les Arabes : comment faire, sinon jeu égal, du moins tenir tête aux puissants du moment, hier l’Europe, aujourd’hui les États-Unis d’Amérique et sans doute demain la République populaire de Chine ? À l’évidence, cette prétention semble plus que jamais illusoire, à suivre quotidiennement les images d’effroi que les médias du monde entier diffusent presque en boucle depuis la fin de la Guerre froide, illustrant les agressions successives dont ont été victimes l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie, la Libye, la Syrie, le Yémen de la part de puissances non musulmanes, sans compter les innombrables coups fourrés menés dans toute la région plus ou moins discrètement par leurs services « spéciaux ».
Zakia Daoud est une journaliste d’expérience qui a défendu contre Hassan II, dans les années 1970-1990, l’honneur de la presse marocaine avec son journal Lamalif : une expérience courageuse qui a duré 22 ans et a été anéantie en un tour de main. Elle passe en revue dans ce livre les initiatives prises en ce sens, inlassablement, depuis deux siècles par des responsables politiques, des intellectuels, des religieux ou des militants au péril de leur liberté et parfois de leur vie.
En 1774, les généraux de l’empire ottoman, furieux de leur défaite contre l’impératrice Catherine II qui avait fait perdre à la Sublime Porte le contrôle de la mer Noire et la possession de la Crimée, sont les premiers à réagir et à emprunter la « voie européenne » pour moderniser leurs armées. Mais il ne suffit pas de renouveler les uniformes et d’acheter des canons pour réussir la mutation. Il faut tout changer, proposent alors les conseillers du prince, les promoteurs de Tanzimat (la réorganisation)1 : nouvelles lois, nouveaux tribunaux, nouvelles institutions, nouvelles provinces…
Hélas, les défaites militaires se suivent et le peuple ne bénéficie en rien de cette « modernisation » trop coûteuse, bientôt mise en sommeil par un sultan autoritaire avant d’être éclipsée par le réveil des intellectuels, dont les plus connus sont Jamal Eddine Al-Afghani, l’Égyptien Mohamed Abduh et le Syrien Rachid Rida. Ils ont eu d’innombrables disciples, émules, prédécesseurs dans presque toutes les provinces du monde musulman, notamment en Tunisie, en Syrie ou en Égypte. Ces modernistes jugeaient l’apport scientifique et technique de l’Europe compatible avec un islam débarrassé de ses pesanteurs sociales et tribales. Le retour aux sources religieuses des premiers temps des califes et la reconnaissance des droits du peuple par les gouvernants, tout comme la rénovation de la langue arabe sont les axes de cet aggiornamento qui inspirera peu ou prou au fil du temps les grands acteurs politiques de la région.
Parmi eux, l’auteur en privilégie trois qui dominent leur époque. En premier lieu le Turc Mustafa Kemal Pacha, dit Atatürk, un soldat de métier qui sauva sur les champs de bataille son pays menacé, après la première guerre mondiale, d’un dépeçage mortel. Il le modernisa ensuite sans ménagement, empruntant sans complexe à l’Europe de l’entre-deux guerres nombre de ses institutions. Ensuite, l’Égyptien Gamal Abdel Nasser, le « héros des Arabes » place l’Égypte au centre des cercles arabes, africains, musulmans et tiers-mondistes qui bousculent le monde pendant vingt ans, du 1er novembre 1954, date du lancement de la Guerre d’indépendance de l’Algérie à la guerre israélo-arabe d’octobre 19732 entre Israël et la coalition dirigée par l’Égypte et la Syrie. Son rêve révolutionnaire et panarabe ne résistera pas à l’humiliante défaite de juin 1967 face à Israël et à son allié américain. Son naufrage sera aussi celui des gauches arabes qui ne lui survivront pas, laissant un vide immense qui ne tardera pas à être comblé par d’autres contestataires.
Le troisième grand acteur politique est Habib Bourguiba, un avocat pragmatique et irascible qui tente de moderniser la société de son petit pays en libérant ses femmes, leur donnant dans les toutes premières semaines de l’indépendance une autonomie juridique qui n’a jamais été égalée jusqu’à présent ailleurs. Là réside sans doute la cause de la transition démocratique réussie de la Tunisie en 2011-2014.
Deux militaires et un civil qui se distinguent du personnel politique qui leur succédera — parmi lesquels on ne compte plus les dictateurs corrompus et à courte vue — par une vision dépassant leur personne et leur volonté de progrès pour leur société.
Il y a, bien sûr, d’autres caractères dans ce livre fort riche qui traite des militants palestiniens comme des mollah iraniens ou salafistes, des Frères musulmans et des héros trop souvent malheureux du printemps arabe. Mais tous, ou presque, ont été bousculés sinon emportés par la vague wahhabite portée par l’argent du pétrole et manipulée par les monarchies absolues du Golfe, dont celle des Saoud.
En conclusion de cette brillante et savante rétrospective qui, embrassant jusqu’à la plus chaude actualité, des djihadistes à l’organisation de l’État islamique (OEI), Zakia Daoud pose une question angoissante : pourquoi le monde arabo-islamique dans son ensemble n’a-t-il pas réussi jusqu’à présent, comme d’autres régions du monde, en particulier en Asie, son aggiornamento ? Elle y répond de manière convaincante en convoquant tour à tour la géographie, la politique, l’orgueil, les élites, et finalement la faible demande de réformes exprimée par les peuples, en particulier les jeunes. Pourquoi, alors qu’ils sont les premières victimes du statu quo, sont-ils aussi peu nombreux à se battre pour le changement ? Comme si la réforme n’intéressait personne… Mais l’avenir n’est pas forcément fermé. Depuis maintenant près de deux siècles, après chaque échec le parti du mouvement a toujours fini par attaquer à nouveau le statu quo. Pourquoi cette lame de fond disparaîtrait-elle aujourd’hui ? Il faut lire ce livre porteur d’espoir dans un moment où plus rien n’est clair.
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