Un lanceur d’alertes, une clé USB contenant des documents inédits et une enquête de deux ans : tous les éléments d’un travail d’investigation sont réunis. Dans Qatar, guerre d’influence sur l’islam d’Europe, le documentaire diffusé par la chaine de télévision Arte1, l’histoire commence lorsqu’un agent du service des renseignements français livre aux deux journalistes des milliers de documents prouvant qu’une organisation, la Qatar Charity, finance un nombre conséquent de mosquées et d’institutions — notamment de formation d’imams — en France et en Europe. Ces institutions seraient gérées par des associations proches des Frères musulmans — telle que l’ex-Union des organisations islamiques de France (UOIF), aujourd’hui rebaptisée « Musulmans de France ». Le but de cette démarche serait de diffuser le discours et l’idéologie du groupe islamiste. Entre courriers, virements, confrontation de quelques acteurs de ces associations, que de révélations attendues.
Que vaut le témoignage des Émirats ?
Attardons-nous d’abord sur les témoignages que les journalistes récoltent pour conforter leurs conclusions, ou orienter celles du téléspectateur avant même que ce dernier n’ait tous les éléments en main. Dès les premières minutes du documentaire, on s’étonne de l’entretien qui ouvre cette enquête : celui du secrétaire d’État aux affaires étrangères émirati. Dans un contexte de guerre froide où le Qatar est mis sous embargo par ses voisins, notamment les Émirats arabes unis, on pourrait penser que le témoignage d’un responsable émirati ne saurait peser comme argument objectif pour accuser le Qatar d’ingérence. D’autant plus qu’Abou Dhabi ne se prive pas d’en faire autant.
Le documentaire relaie en effet le discours de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de l’Égypte et du Bahreïn dans leur critique du Qatar, sans recul ni perspective, bien que les deux géants du Golfe ne se privent pas d’aider à leur tour — financièrement et politiquement — les adversaires des Frères musulmans, particulièrement diverses mouvances salafistes.
Les images choisies à la fin pour illustrer le coup d’État d’Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte — et la chute des Frères musulmans, soutenus par le Qatar — mettent d’ailleurs mal à l’aise : cris de joie, soldats et citoyens qui fraternisent… S’il est indéniable que l’armée a été soutenue par une partie de la population égyptienne, cela ne saurait faire oublier le massacre de Rabaa. Il a fait, selon les autorités égyptiennes elles-mêmes, plus de 600 morts parmi les Frères musulmans et leurs sympathisants (plus de 2 000 d’après la confrérie, au moins 1 000 selon les organisations humanitaires internationales).
Plus tard, le micro est tendu aux « repentis », anciens membres des Frères musulmans ou de l’ex-UOIF. Ici, l’Égyptien Kamal Helbawy, ex-porte-parole de la confrérie, qui a appuyé le coup d’État de juin 2013. Là, Mohamed Louizi, auteur d’un blog où il dénonce une « islamisation en marche depuis plus de 40 ans » en France, où les médias se feraient les porte-paroles, voire les « chiens de garde » de cette mouvance, par « fascination » pour le « temple fréro-salafiste ». Tout en conseillant des livres de référence promus par… Valeurs actuelles. Sans doute que la dernière Une du Point est à ranger dans cette islamophilie excessive que critique Louizi.
Des chiffres hors contexte
Ce que pointe du doigt l’enquête, ce n’est pas la légalité des financements de Qatar Charity — qui par ailleurs le sont —, mais leur dessein. À travers cette organisation, l’émirat chercherait à prendre le contrôle idéologique de l’islam en Europe afin d’en livrer sa propre version : « Il y a un effort qatarien pour financer les réseaux Frères musulmans en France, et ce de manière substantielle. » Substantielle à quel point ? Les chiffres cités, documents à l’appui, impressionnent à première ouïe : des dizaines de milliers par ici, un million par là. Mais « l’ampleur » du projet, sans cesse rappelée, n’est pas pour autant mise en perspective, de sorte que l’on ait la juste mesure de l’importance du rôle joué par Doha.
Dans Qatar Papers comme dans le documentaire, les deux journalistes évoquent le rapport du Sénat de 2016, « qui affirme que 15 % seulement de l’islam de France est financé par l’étranger. Nous avons découvert que c’était beaucoup plus ». De ce « beaucoup », on taira pourtant le pourcentage. Nabil Ennasri, docteur en sciences politiques, s’y est attelé, et met en perspective les montants énoncés : « Sur les 8 148 projets que Qatar Charity subventionne à travers le monde, il faut d’abord préciser que 140 concernent l’Europe et 22 seulement la France. » On peut difficilement affirmer que la « reconquête islamique » de l’Europe, menace brandie à plusieurs reprises dans le documentaire, soit la priorité de l’organisation. Dans le contexte français, l’apport de Doha apparaît tout aussi dérisoire : « Quand on sait que le culte musulman repose en France sur plus de 2 500 mosquées, comment peut-on avancer que le Qatar puisse l’influencer de façon significative quand il ne contribue à financer que 22 édifices sur 2 500, soit moins de 1 % d’entre eux ? » En ne donnant pas le chiffre global, par exemple.
« Grâce à Qatar Charity, Doha a atteint son but : investir le champ de l’islam européen pour y transposer sa version de l’islam politique ». Si rien ne prouve le caractère massif de cet investissement, on reste également sur sa faim pour ce qui est du message véhiculé par les institutions financées par Qatar Charity. Que disent leurs imams ? Qu’apprennent leurs élèves ? On n’en saura rien, et ce n’est pas faute, pour les journalistes, de s’être rendus sur place.
Ainsi, quand on dit d’un responsable de l’organisation qu’il « encourage l’islam politique », on l’entend uniquement encourager les musulmans à faire des dons pour les projets en cours. Et quand on « le retrouve même prêchant à la ‘mosquée garage’ » de Mulhouse, l’homme y apparaît plutôt conduisant la prière. Pour toute charge, il faudra se contenter de la proximité des associations qui gèrent ces lieux avec les Frères musulmans, sans qu’aucune preuve tangible soit présentée.
Ce qu’on apprend, en revanche, de la bouche des membres de ces mêmes associations, c’est que la Qatar Charity impose entre autres aux bénéficiaires de ses projets d’afficher le drapeau de l’émirat devant leurs édifices. Pas une interférence dans les prêches donc, mais une visibilité pour le pays. Car c’est effectivement davantage sur ce plan qu’on peut trouver les raisons d’un tel engagement.
Idéologie islamiste ou « soft power » ?
L’une des faiblesses — et l’un des dangers — du documentaire Qatar, guerre d’influence sur l’Islam d’Europe comme du livre Qatar Papers, c’est le syllogisme mis en place d’entrée de jeu. Il peut se résumer ainsi : le Qatar soutient les Frères musulmans, les Frères musulmans sont des islamistes, donc tout financement religieux de la part du Qatar vise à promouvoir l’idéologie islamiste.
On retrouve cette logique à l’œuvre lorsqu’on montre un « document signé par le plus grand prédicateur du Qatar », c’est-à-dire Youssef Al-Qaradawi, connu pour sa proximité avec les Frères musulmans. Le document en question est un appel à la donation pour un centre islamique doté d’une mosquée à Milan. Que le discours religieux et politique de Qaradawi soit contestable — et contesté dans le monde arabe —, c’est indéniable, mais en quoi cela veut-il dire que ce qui sera prêché dans cette mosquée sera extrémiste ? Qu’est-ce qui prouve que le prédicateur aura un droit de regard sur le message qui y sera transmis ?
Le même raisonnement simpliste est à l’œuvre quand on évoque Gaza : là encore, l’aide fournie par le Qatar, notamment via Qatar Charity, est présentée comme un soutien au Hamas. Or, réduire à cette lecture l’intervention de Doha en Palestine est une erreur, d’autant que le gouvernement israélien lui-même l’a encouragée. En réalité, le soutien de l’émirat relève surtout d’une stratégie de soft power à l’adresse de l’opinion publique arabe. En effet, la popularité de la cause palestinienne dans le monde arabe est telle qu’y apporter son soutien, c’est gagner en notoriété dans les pays de la région. C’est d’ailleurs ainsi qu’Al-Jazira a conquis ses lettres de noblesse dans la deuxième moitié des années 1990, avant d’accuser un net recul, depuis les « printemps arabes », pour s’être faite justement et sans subtilité la tribune des Frères musulmans.
Ainsi, Qatar Charity apparaît-elle devant la caméra comme une main de Midas islamiste2 : chaque projet qu’elle finance devient immédiatement l’instrument de propagande des Frères musulmans, sans qu’aucune complexité ou nuance soient apportées à cette lecture. En réalité, si stratégie il y a, elle ne diffère pas de celle des pays occidentaux auprès des « chrétiens d’Orient », ni de celle qui a présidé à l’investissement du Qatar dans les banlieues françaises : une question d’image avant tout.
Elle pointe cependant la nécessité dans laquelle se trouvent les musulmans d’Europe, et surtout de France, de faire appel à des subsides étrangers pour avoir droit à des lieux de culte décents.
Des musulmans pas tout à fait européens
L’autre danger du message véhiculé par le documentaire de Christian Chesnot et Georges Malbrunot est qu’à force d’amplifier la contribution du Qatar en Europe et de lui imaginer de grands desseins, il finit par donner des musulmans européens l’image d’individus dont l’argent de l’étranger peut facilement acheter les convictions, et dont la foi peut être tout aussi facilement téléguidée, posant la question de leur loyauté.
Le commentaire n’y va pas par quatre chemins : « Dans ce contexte de guerre froide dans les pays du Golfe, le financement des mosquées en Europe, même s’il ne s’agit pas de terrorisme, est perçu comme une tentative d’instrumentalisation de la communauté musulmane. » La communauté appréciera la généralisation. Ainsi, parce que quelques associations acceptent le financement du Qatar, parce que des musulmans accueillent favorablement l’idée de pouvoir désormais prier dans une mosquée et non dans un garage, l’opprobre est jeté sur toute une communauté, à travers le continent.
Les musulmans d’Europe passent ainsi au mieux pour de simples pions, au pire pour des agents de l’étranger. Entre « prosélytisme » et « reconquête », ils apparaissent sous l’influence de prédicateurs moyenâgeux, construisant les lieux de culte afin de se mettre en ordre de bataille et islamiser l’Europe ; le grand remplacement n’est pas loin. Tout en le dénonçant, le message du documentaire finit par rejoindre celui de l’extrême droite : un spectre hante l’Europe, celui de l’islamisme.
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