De plus en plus de femmes en Turquie adoptent un style de vêtements islamiques très fashion, adapté à toutes les situations de la vie courante. Le message est spectaculaire, voire quasiment révolutionnaire : une femme peut porter le foulard tout en ayant une carrière et un look professionnels, aller à des cours de yoga ou même nager. Ce phénomène de mode, relayé par un marché prospère dans l’industrie du vêtement, est tout sauf passager. Car la Turquie est le théâtre de bien d’autres aménagements curieux de la modernité.
Selon Neslihan Çevik, tout a commencé dans les années 1980 avec des associations de défense des droits humains qui se sont mises à prendre pour référence à la fois la Déclaration universelle des droits de l’homme et les sources théologiques islamiques pour définir les droits humains. Puis ce fut le tour des organisations de femmes, revisitant des concepts juridiques tels que masalih (al-masalih al-mursala) qui autorise les musulmans à s’adapter au contexte dans lequel ils agissent dans l’intérêt de la communauté, ou encore ijtihad, qui renvoie au raisonnement indépendant et à l’interprétation individuelle des doctrines de la loi.
Dans la sphère politique, cela se traduit par un nouvel ethos1, qui prend en compte les droits individuels et le pluralisme démocratique. On le retrouve à la base de la création du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2001, dont les premiers cadres tenaient pourtant un discours très anti-occidental, avant de se positionner comme libéraux réformistes. Les succès électoraux du parti présidentiel entre 2002 et 2011 tenaient sans doute à cet entre-deux qui ratissait large, tout en suscitant en son temps de nombreux débats : l’AKP était-il en train de bâtir un modèle turc de la démocratie éventuellement transférable ailleurs ou était-ce une simple façade cachant un projet d’islam politique ?
« La charia + l’électricité »
Pour certains intellectuels laïcs, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Tout cet affichage de modernité n’est que la tentative de mettre au goût du jour la formule de « la charia + l’électricité ». Pour d’autres, ultra-religieux, la modernité est vue comme « un taureau furieux qui attaque l’islam » et les femmes qui arborent des tenues modernes et colorées sont des dégénérées qui « brûleront éternellement en enfer pour avoir transformé les hommes en monstres voraces. » Finalement, les deux camps parviennent à la même conclusion théorique : l’islam n’est pas soluble dans la modernité, et toute tentative de les concilier aboutit à l’islam politique pour les uns, au déclin de l’islam pour les autres. La réalité et les recherches empiriques de l’auteure leur donnent pourtant tort ; c’est l’objet de ce livre que de le démontrer.
La religion versus la modernité, vieille antienne qui a toujours cours dans les enseignements en sciences sociales ne correspond pas aux pratiques de groupes et d’organisations dont les styles de vie, les choix politiques et spirituels diffèrent à la fois de la tradition religieuse et des formations « libérales ». Ils démentent également le présupposé selon lequel un mouvement est soit politique (orienté vers le contrôle de l’État par la religion), soit culturel. « Si les engagement actuels des musulmans de Turquie dans la modernité ne sont ni fondamentalistes, ni libéraux, ni seulement culturels ni seulement politiques (étatiques), quel est leur sens ? », interroge l’auteure. Elle entend démontrer qu’ils représentent l’émergence d’une nouvelle orthodoxie islamique, et la nomme « muslimism », néologisme assez peu léger en français mais littéralement traduisible par « musulmanisme », opposé à l’anglais « islamism » — ou, si l’on veut, quelque chose comme l’« être musulman ». Elle le définit comme un schéma identitaire hybride qui adopte certains aspects de la vie moderne tout en soumettant cette vie moderne à l’ordre sacré, moral de la religion.
Une nouvelle orthodoxie
Récusant toute idéologie religieuse qui perçoit une contradiction entre l’islam et la modernité et cherche à restaurer un ordre moral et politique en établissant un État islamique ou en créant une oumma idéologique, l’auteure veut exprimer la nature self-oriented de cette nouvelle orthodoxie, à égale distance de l’islam politique et du communautarisme. Une orthodoxie qui n’est en aucun cas une nouvelle idéologie –- ce que laisserait présumer l’usage du « isme » —, ni un mouvement social, mais une tendance émergente de la pensée et une lecture particulière des rapports entre l’islam et la modernité. Elle est sous-tendue par la prédominance du concept d’iman, la foi profonde, sur toute autorité extérieure. La foi devient un choix individuel, un élan « qui vient du cœur ». Cela se traduit en politique par la préférence pour un modèle d’État libéral permettant l’autonomie individuelle dans l’action religieuse, économique, politique et civique, ce qui implique « naturellement » la séparation de la religion et de l’État mais, contrairement à ce qui se passe actuellement en France, écarte également un laïcisme finalement aussi autoritaire que son opposé religieux -– l’interdiction du voile ou son obligation, pour schématiser.
Les muslimists mettent en œuvre une modernité décomplexée qui n’est plus réduite à une somme d’effets diaboliques détruisant les sensibilités religieuses ou offensant les consciences musulmanes. Ils libèrent également l’islam de son image d’arriération, d’antithèse de la modernité. Avec eux, on peut être une femme pieuse et ressembler à Grace Kelly (qui portait si élégamment le foulard), préférer une carrière professionnelle au mariage ; un parti religieux peut très bien être pro-européen et en faveur de politiques nationales démocratiques.
Lieux d’hybridité
La jeune génération de musulmans majoritairement issus de l’élite urbaine innove tous les jours en matière de vie conforme aux règles religieuses, avec des hôtels, des restaurants et des clubs de fitness « islamiques » aux espaces non mixtes, sans alcool ni jeux ; des salons de relooking des foulards... Mais aussi des écoles privées qui misent plus sur la formation des individus que sur l’éducation religieuse, des associations de défense des droits humains qui tentent une synthèse des concepts universalistes et des organisations de femmes qui questionnent les codes établis en matière de genre. Dans ces lieux « hybrides », les hommes et les femmes repensent et restructurent différents aspects de leur vie personnelle : leur corps, leurs loisirs, leurs rapports à l’autre sexe, l’éducation des enfants, l’éthique, la foi et la religion, l’autorité religieuse, les droits humains, leur travail et leur santé.
Le livre expose les mécanismes historiques d’émergence de ce courant, le compare à l’orthodoxie islamiste puis s’attache à en décrire les « lieux d’hybridité » pour comprendre l’évolution de la question politico-religieuse en Turquie et la mise en perspective du pseudo « modèle turc » de démocratie. L’approche suggère que plutôt que se demander si ce modèle est reproductible, on devrait reconnaître une tendance montante des élites musulmanes, en Turquie et ailleurs dans le monde, à dépasser la pensée binaire qui oppose l’islam à la modernité pour inventer un nouveau genre de société dans laquelle chacun puisse s’engager dans la vie contemporaine tout en restant en adéquation avec sa foi.
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1Ensemble des caractères communs à un groupe d’individus appartenant à une même société (Larousse).