Théâtre

La Palestine « entre le mur et la mer », spectacle en bande organisée

La compagnie théâtrale Le 7 au soir vient d’entamer la tournée d’un spectacle étonnant sur la Palestine intitulé La foutue bande qui devrait l’emmener dans d’autres villes d’Île-de-France en novembre et décembre, puis dans le midi de la France début 2022. Orient XXI a pu rencontrer l’auteur, Yvan Corbineau, ainsi qu’Elsa Hourcade, la metteure en scène de ce curieux « théâtre d’objets ».

©Thierry Caron/Divergence

Le spectacle fait partie d’un triptyque qui porte le titre De loin de la Palestine (sous-entendu : vu de loin). Il avait été précédé de Le bulldozer et l’olivier, présenté en 2017 avec la participation de la flûtiste franco-syrienne Naïssam Jalal et du rappeur palestinien Osloob, et annonce une troisième création intitulée Cartographie imaginaire, actuellement en préparation. L’ensemble devrait faire l’objet d’une publication en janvier 2022 aux éditions Passage(s) sous forme d’un livre accompagné de deux « cahiers », comprenant une documentation et des photos de Thierry Caron.

La foutue bande est d’abord l’histoire d’une « sacrée bande » d’artistes qui se donnent pour défi, avec gravité et humour, de nous plonger dans l’histoire. L’histoire d’un peuple pris « entre le mur et la mer ». Mais pour l’auteur, la question n’est pas uniquement celle de la bande de Gaza, dont on peut se demander, à juste titre, si elle est irrémédiablement « foutue », mais celle de toute la Palestine et bien au-delà, celle de toutes les résistances.

La Palestine vue de loin

« La question du territoire est devenue clairement le centre de ‟La foutue bande” », nous précise l’auteur « et la distance, l’éloignement a été pour moi un procédé que j’ai développé. C’est une sorte de dézoom qui traverse les quatre parties : la première, ‟La bande”, qui met en jeu des chœurs et des portraits, se déroule à Gaza et en Cisjordanie. La deuxième partie, ‟Être-territoire”, met en avant des témoignages et des poèmes, et pose la question des exilés qui continuent de faire vivre en eux-mêmes leur territoire, faute de pouvoir y vivre1. La troisième partie, “Cabaret colonisation”, s’éloigne encore un peu, en incluant nos pays occidentaux dans l’origine de ce foutoir. Enfin la dernière partie revient à une dimension plus intime, avec la fille qui fait entendre à son père, qui est en état de coma, un montage de diverses manifestations à travers le monde. Elle questionne alors la notion d’espoir, d’un point de vue internationaliste. »

Ce moment est d’ailleurs admirablement joué par la comédienne, de manière pudique et poignante à la fois. « Merci, je lui dirai ! » s’est félicitée Elsa Hourcade, responsable de la direction des acteurs, et dont l’ingénieuse mise en scène fait honneur à la dimension poétique du texte de Corbineau.

Un théâtre d’objets

Il faut dire aussi que le « théâtre d’objets » se prête ici admirablement au caractère éclaté du récit : selon les termes d’Elsa, la narration est « rythmique, polyphonique, et non pas linéaire, quitte à brouiller les repères du spectateur ». De fait, celui-ci ne se méfie guère au début, en arrivant dans un auditorium éclairé dont la scène, tous rideaux tirés, offre d’emblée à sa vue, bien avant le début du spectacle, le décor d’un studio d’enregistrement aux allures débonnaires de simple cuisine, où un acteur, puis deux, semblent s’affairer à la préparation d’une vague mixture.

La forte théâtralité du spectacle naît petit à petit, de « compositions sonores et plastiques », selon le mot d’Elsa Hourcade, nous plongeant dans un univers d’objets vivants, remuants, parlants. Comme cet écran blanc transpercé par des points noirs se transformant en redoutables chenilles, matérialisant le récit de la voix off sur l’avancée des colonies en Cisjordanie. Des objets de toutes sortes, tantôt vintage (vieux magnétophones, simili partitions d’orgue de Barbarie), tantôt hyper connectés (ordinateurs portables ou tables de mixage sonore), prennent tour à tour la parole.

Ici les humains deviennent eux-mêmes parfois « objets » : un acteur dressé sur une chaise offre sa poitrine en guise d’écran à la projection d’un travelling du mur de séparation en Cisjordanie. L’image reçue ainsi en pleine poitrine, pendant un long moment, se passe de commentaires. Ailleurs un numéro de ventriloque déjanté sur les pourparlers de paix résume cette propension malicieuse à transformer les choses et les êtres.

Une véritable fabrique d’objets sonores tourne constamment sous nos yeux, dont le spectateur finira par emporter avec lui une foule de résonances. D’autant plus que la musique est elle-même omniprésente. Une caractéristique, semble-t-il, des spectacles de la troupe. On saluera à ce propos l’heureuse rencontre de Jean-François Oliver, compositeur attitré de la compagnie, joueur de luth inspiré, et du talentueux rappeur palestinien Osloob, dans leur création commune d’un remake du fameux « Wein ‘a Ramallah ! (Où vas-tu ? À Ramallah ! »)

Stream JF Oliver La Foutue Bande, extraits
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Habiter sa langue

La théâtralité du spectacle est également favorisée par la rencontre entre la musicalité de la langue française et celle de la poésie arabe. « Dans les étoiles, dit le poète, je vois tous mes frères morts au combat ». Les voix arabe et française répètent ces paroles, en écho l’une à l’autre, et l’on ne sait plus très bien quel est l’original et quelle est la traduction. Il s’avère pourtant que l’auteur de cet extrait est bien Corbineau et non un poète arabe.

Un autre poème déclamé en français, à propos de l’exilé palestinien, évoque le souffle vital de la langue : « Il habite un pays qui existe moins. Il existe dans son corps, sur son souffle et par ses mains. Il existe dans ses oreilles. Il existe sous sa langue. Il dit son pays, il le raconte. Son pays est sa langue. Il habite sa langue ». Comment ne pas penser au poème de Mahmoud Darwich, chantre de la résistance palestinienne : « Je suis ma langue. Je suis ce que les mots ont dit. Sois notre corps. Et je donnai corps à leur timbre ».

La langue arabe est ici très présente, et pour cause. Non seulement dans les témoignages par vidéo des habitants de Palestine, ou dans les extraits de poèmes déclamés en arabe, ou même les chansons percutantes d’Osloob, mais également dans la bouche des comédiens français quand ils rendent un hommage gourmand au célèbre plat de « houmous », ou rappellent les diverses connotations du mot « soumoud » qu’ils jugent intraduisible : résistance, mais aussi résilience, survie, posture altière…

« Un auteur qui écrit de loin »

J’ai demandé à l’auteur comment lui était venue l’idée du spectacle.

— « J’ai commencé à écrire La foutue bande en 2010, m’a-t-il répondu, après l’opération Plomb durci, l’opération militaire lancée par Tsahal contre Gaza. Il y avait eu des manifestations en France à cette occasion et j’avais été choqué par la violence de certains slogans. J’ai voulu comprendre. Je me sentais dépassé. J’étais conscient de la nécessité de cerner l’histoire, de m’interroger sur le devenir d’un territoire si lointain, aux répercussions si proches. J’ai commencé par décliner dans mon carnet tous les sens du mot “bande” et du mot “foutue”. J’ai écrit en questionnant ce que je lisais, voyais, entendais, ressentais ‟de loin”. J’ai pas mal lu la presse de la gauche israélienne, plus accessible que d’autres sources. J’ai tenté dans mon texte de mêler humour et émotion, tout en questionnant ma légitimité à parler de la Palestine, ainsi que les liens de mon pays avec l’entreprise coloniale qui y avait cours. Puis je suis allé à deux reprises en Palestine, en 2015, avec Thierry Caron, photographe, et de nouveau en 2018. Nous avons parcouru la bande et rencontré quelques un.es de celles et ceux qui l’habitent.

— Ce texte a donc été écrit sur plusieurs années ?

— Oui, et ce que j’avais envie de transmettre, je ne pouvais le faire qu’à ma façon. Je ne suis ni historien ni reporter de guerre. Je suis simplement un auteur qui écrit de loin. Ce que je transmets, je ne veux pas le faire de manière didactique, mais de manière à la fois ludique et poétique. Puis le texte est devenu spectacle. Il y a donc deux « La foutue bande » ! Le spectacle est plus condensé que le texte, pour les besoins scéniques.

— Vous avez tout de même réussi à faire passer l’essentiel. À savoir qu’il ne s’agissait pas d’une guerre de religion. Sans minorer l’horreur de ce qui s’est passé en Europe pour les communautés juives, et que vous rappelez à juste titre.

— Oui, mais il faut mettre chaque chose à sa place. Je l’ai bien compris ces dernières années. Là, il ne s’agit pas d’une simple guerre, mais d’une guerre capitaliste, d’un colonialisme persistant, alors qu’il semble refluer ailleurs. On nous parle de paix, mais il s’agit avant tout d’égalité de droits pour les Palestiniens ».

L’épisode du « Cabaret Colonisation » est à ce titre un moment particulièrement jouissif du spectacle. Dans un décor baroque à la Tintin au Congo se déploie le jeu subtil des comédiens, faussement naïf, dans une mise en scène extrêmement ludique, proche de la bande dessinée. Des jeux de mots savoureux que l’on ne divulguera pas ici tournent en dérision toute grille de lecture religieuse du conflit.

Éviter tout manichéisme

Elsa Hourcade nous rapporte à ce propos que les collégiens à qui la troupe a dédié une représentation dans l’après-midi ne s’y sont pas trompés. À la question de savoir de quoi parlait le spectacle à leur avis, une jeune fille a répondu : « de droits égaux ». « Cet échange avec les adolescents était un moment très émouvant », commente la metteure en scène, qui ajoute : « Nous avions d’ailleurs quelques craintes, car certains passages auraient pu leur sembler provocateurs, puisqu’ils renvoyaient dos à dos imams, rabbins et curés, ainsi que Hamas et Fatah ! Mais non… Tout s’est bien passé. »

Il était naturel que dans cette classe de troisième aux origines très mélangées personne n’ait été choqué. C’est lorsqu’une seule religion est ciblée, y compris par certains discours sur la laïcité, que des adolescents peuvent se sentir offensés. Or, point de manichéisme dans ce théâtre d’objets hétéroclite ! En témoigne le passage des deux femmes qui pestent contre leur statut de double victime, à la fois de l’occupation israélienne et d’un certain machisme de leur propre société. Malgré la crudité du langage argotique et celle des dessins exhibés, l’émotion reste étonnamment contenue.

À un autre moment, une citation d’Edward Said défile sur l’écran, dans laquelle le célèbre auteur de L’Orientalisme critique sévèrement les accords d’Oslo et dit de Yasser Arafat qu’il « est au XXe siècle le dernier représentant des chefs africains ». De quoi mécontenter pas mal de gens, finalement.

On sort de ce spectacle la tête un peu étourdie de tant de fantaisie, de liberté de pensée, d’émotions, et le cœur gonflé d’espoir… Pour ceux qui auront la chance de croiser son chemin, ne la manquez surtout pas, cette « foutue bande » !

1Le témoignage du rappeur palestinien Osloob présent sur scène, s’adressant directement au public est un moment assez captivant dans sa simplicité.

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