Théâtre

La scène artistique libanaise invente sa survie

À Reims, pour sa troisième édition, le festival FARaway met à l’honneur les artistes libanais. De la joie, de l’invention et de la puissance créatrice sous toutes ses formes.

Zoukak Theatre Company, Ghalia’s Miles
© Randa Mirza

Depuis le 27 janvier et jusqu’au 6 février, la scène artistique libanaise a pris ses quartiers à Reims et se déploie sur sept structures culturelles : la Comédie, le FRAC, le Manège, Nova Villa, la Cartonnerie, le Césaré et l’Opéra. Théâtre, danse, musique, expositions, lectures, rencontres… Quelque cinquante artistes parmi lesquels, pour n’en citer que quelques-uns, toutes générations confondues, la Zoukak Theatre Company, Chrystèle Khodr, Hanane Hajj Ali, le Collectif Kahraba, Khouloud Yassine, Alexandre Paulikevitch, Bachar Mar-Kalifé. Tous vivent et créent au Liban, et tous tournent déjà à l’international — la seconde caractéristique conditionnant la plupart du temps la première, à laquelle ils sont fortement attachés, dans un pays dont le mot d’ordre pour les artistes est devenu : « Vous voulez faire du théâtre ? Partez ! »1, selon Omar Abi Azar, membre fondateur de Zoukak.

I hate theatre, I love pornography
DR

Ce groupe d’artistes a ouvert le festival FARaway (anciennement Scènes d’Europe), avec une étape de création, The Rave Empire, une réflexion en construction à partir de la vie de l’empereur Julien (361 à 363), surnommé « l’Apostat », qui interroge le polythéisme et le monothéisme comme philosophies politiques. Ils le clôtureront avec leur pièce au titre délibérément pamphlétaire : I Hate Theater I Love Pornography, un spectacle qu’ils ont créé en 2017 et dans lequel ils tournent en dérision les attentes préconçues de l’Occident sur le monde arabe. Ils y dénoncent également la perversion de cette « économie des ONG » qui — en l’absence de toute politique culturelle au Liban — conduit les artistes à s’insérer dans des projets de « construction de la paix et du dialogue interculturel » qui n’ont plus rien à voir avec le respect de leurs désirs et réflexions, et peuvent même aller jusqu’à chercher à intégrer Israël dans la géographie culturelle de la région.

La compagnie existe depuis 2006 et a fondé son travail sur un processus de création et de transmission en développant des ateliers auprès des publics empêchés d’accéder à l’art, réfugiés ou victimes de violence notamment. Leur lieu de travail, dans la Quarantina, à l’est du port de Beyrouth, a été totalement soufflé par l’explosion du 4 août 2020 et est actuellement en reconstruction. Ils ont néanmoins pu reprendre le spectacle en décembre 2020 au Théâtre Al-Madina, à Hamra.

Christèle Khodr, née en 1983, est autrice, actrice et metteure en scène indépendante. Ce qui ne l’empêche pas de se sentir totalement insérée dans une communauté des gens de théâtre qu’elle trouve « très belle et très soudée ». Elle aussi a créé tous ses spectacles à Beyrouth et y a ainsi testé Augures, en mai 2021, avant de venir à Lyon (festival Sens interdits), à Montpellier, Marseille, Vitry-sur-Seine, et aujourd’hui à la Comédie de Reims, dont la directrice, Chloé Dabert, voulait, au-delà d’une solidarité avec le Liban, « faire entendre la langue arabe qu’on n’entend pas souvent sur les plateaux ». La réception du spectacle a été pour la jeune metteure en scène, au Liban comme en France où il draine nombre de ses concitoyens, au-delà de toutes ses attentes. Il faut dire qu’elle a été la première à réunir sur un plateau deux actrices exceptionnelles qui n’avaient jamais travaillé ensemble, cherchant à travers l’évocation de leur itinéraire professionnel à restituer la mémoire de tout un pays « qui s’en coupe systématiquement ».

Augures
© Maya Chamy

Hanane Hajj Ali et Randa Asmara sont de grandes figures du théâtre, connues de tous au Liban. Elles ont commencé à faire du théâtre à la fin des années 1970. La première vivait et travaillait à l’Ouest et la seconde à l’Est. Un parcours de combattante pour l’une comme pour l’autre pour imposer ce choix et cette transgression à leurs familles, puis pour travailler pendant et au milieu de la guerre, les représentations n’ayant jamais cessé. Après la faculté des Beaux-Arts, Hanane Hajj Ali s’est formée auprès de Roger Assaf, qu’elle va épouser, et va participer à l’aventure de la troupe historique El-Akawati, dont le travail se fondait sur la technique du conte populaire, puisant ses thèmes dans la réalité quotidienne et interrogeant la place du comédien dans la société. Un théâtre collectif et engagé qui a donné lieu à des pièces inoubliables comme Les Jours de Khyam, sur l’invasion israélienne du Sud-Liban en 1978, ou Le jardin de Sanayeh, sur les exécutions capitales au Liban et la violence contre les femmes, et plus largement la décomposition de la société libanaise. Un espace d’exploration entre les artistes et le public qui permettait d’exprimer les divergences et les conflits. « Nous étions de toutes les régions, de toutes les confessions. De nombreux artistes étaient chrétiens, mais restaient à Beyrouth Ouest. Nous avons mis notre vie en danger pour défendre cette diversité ».

Si le répertoire de Randa Asmara est plus classique, elle n’en a pas moins lutté pour assumer son indépendance et casser les codes, comme lorsqu’elle interprète le rôle d’une prostituée, ou qu’elle s’interroge encore aujourd’hui : « Je ne sais pas pourquoi on aime autant voir une femme souffrir ». Alors que la plupart des théâtres ont été détruits ou sont devenus des banques, des boutiques, des agences low cost, et qu’il faut sans cesse trouver de nouveaux lieux…, toutes deux sont dans la transmission et soutiennent les nouvelles générations d’artistes. Randa fait partie des membres fondateurs du Printemps de Beyrouth, le festival international de la fondation Samir Kassir, créé en 2009. « Elles ont accepté d’évoquer leur histoire personnelle pour en faire quelque chose de politique et cela m’a pris deux ans et demi, entre 2018 et 2020, pour réaliser ce spectacle », explique Christèle Khodr. En effet, après l’immense espoir suscité par la révolution du 17 octobre 2019, la crise politique et économique dévastatrice qui s’en est suivie et à laquelle est venue s’ajouter la pandémie et l’explosion du port de Beyrouth, faire du théâtre aujourd’hui, « c’est un miracle ! »

Le niveau d’inflation et de dévaluation de la livre a des conséquences terrifiantes dans un pays où il n’y a pas de subventions ou d’aides d’État. Pour créer Augures, avant la révolution d’octobre, Christèle Khodr avait obtenu auprès d’institutions européennes ou arabes « 15 millions de livres, ce qui équivalait à 10 000 euros. Cela ne représentait plus que 1000 euros en mai et 650 aujourd’hui. » Et puis, « lorsque la monnaie a perdu 120 de sa valeur, comment faire pour mettre un prix sur des billets ? », s’interroge-t-elle également. « Comment faire du théâtre lorsqu’il n’y a pas d’électricité, donc pas d’éclairages pour nous, mais surtout pour les hôpitaux… ? »

Jogging
© Marwan Tahtah

Hanane Hajj Ali est aussi l’autrice, l’actrice et la metteuse en scène de Jogging, un seule-en-scène qu’elle a créé en 2017, d’abord quasi clandestinement, car elle refusait de se soumettre à la demande de « visa de la censure » sans lequel on ne peut jouer au Liban, et qui lui a valu d’être propulsée sur les scènes internationales, après avoir obtenu plusieurs prix prestigieux dont celui de la meilleure interprète au Festival Fringe d’Edimburg. « Mais c’est une pièce pour le Liban. Une pièce citoyenne. Je voulais réitérer le rôle du théâtre en tant qu’agora où les gens se réunissent pour parler des sujets tabous et tourner dans tout le pays comme la troupe de Molière, faire de la décentralisation ». Elle occupe l’espace, tout habillée de noir, en faisant des étirements et des gargarismes, revendiquant sa pratique du jogging comme une prévention « du stress, de la dépression et de l’ostéoporose », pour survivre à Beyrouth. Puis elle va devenir d’autres visages de femmes anonymes ou mythologiques comme Médée, portant ou retirant son voile, creusant leurs blessures, élaborant leurs forces de vie et de défi. Décrétant en paraphrasant Hamlet, « il y a quelque chose de pourri dans la République libanaise », elle dénonce la corruption des partis politiques et énonce un florilège de revendications, dont le droit pour les femmes libanaises de transmettre leur nationalité à leurs enfants. Se définissant comme « artiviste », Hanane Hajj Ali est restée fidèle à un apprentissage qu’elle exerce toujours aujourd’hui : « C’est dans les abris, pendant la guerre que j’ai découvert l’importance du théâtre ou de la musique, contre la peur ».

Dans ce nouveau contexte d’effondrement de leur société, les artistes libanais continuent à inventer leur survie.

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