

La silencieuse destruction des villes kurdes en Turquie
Retour de Cizre ·
Depuis septembre 2015, la ville de Cizre, bastion kurde du sud-est anatolien, connaît une succession de couvre-feux régulièrement levés puis rétablis au gré des combats entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et les forces militaires turques. Ceux-ci ont repris après que le processus de paix en cours depuis 2012 fut brusquement interrompu en juillet, après l’attentat de Suruç. Le PKK accuse Ankara d’avoir été plus ou moins directement complice de l’organisation de l’État islamique (OEI). Depuis, c’est tout le sud-est anatolien qui connaît des phases de combats d’une violence considérable. Les villes à majorité kurdophone connaissent des périodes de siège, avec black out sur les réseaux sociaux. Elles sont souvent tenues par le Parti démocratique des peuples (HDP), parti pro kurde. Ce dernier, fort de son récent succès électoral, est présent à l’Assemblée mais accusé par Ankara de faire le jeu du terrorisme.
Concernant le siège des villes, la situation est inégale et changeante. La majorité du temps, il faut parler de couvre-feu de facto, en raison des checkpoints à l’entrée des villes, où l’autorisation de passer est soumise à la seule appréciation de la police.
1Nouvel an kurde. La manifestation traditionnelle est devenue politique et identitaire, pour avoir été totalement interdite jusque dans les années 2010. Elle est régulièrement empêchée dans la majeure partie du pays, sauf à Diyarbakir, capitale symbolique du Kurdistan.
Le lendemain, 25 mars, Selahattin Demirtaş a été autorisé à entrer dans Cizre, pour la première fois depuis un mois et demi. Il se tenait aux côtés des députés HDP de la région (province administrative de Şırnak) et de Leyla Imret, la maire de ville, arrêtée, démise de ses fonctions en janvier. Elle est en attente de son jugement, accusée d’incitation à la rébellion armée contre le gouvernement et de propagande terroriste. D’autres maires de villes à majorité kurde, considérées comme des bastions du PKK, sont dans la même situation.
En l’absence d’un représentant élu à la tête de la municipalité, le gouvernement exerce une tutelle de fait, n’accordant pas de légitimité aux équipes qui travaillent à la reconstruction des quartiers détruits, ainsi qu’au rétablissement des services de base. Ces équipes sont supervisées par le GABB, l’union des municipalités du sud-est de l’Anatolie, une institution officielle composée de 117 villes, majoritairement prokurdes et tenues par le HDP.
La portée symbolique du passage de Demirtaş dans les rues de Cizre était accentuée par le fait que sa sécurité personnelle est en permanence précaire, a fortiori dans une telle configuration.
Au bout d’une heure, alors qu’elle inspectait les lieux de supposées exactions, la délégation a été dispersée par les canons à eau de la police, sans sommation.
Le rapport concernant les combats des trois derniers mois est en cours de rédaction.
Des associations d’entraide kurdes, comme Rojava Solidarity (déjà très active à Kobané), acheminent des vivres et des vêtements, quand leurs convois ne sont pas stoppés aux checkpoints et renvoyés. Les services de la municipalité tentent de suppléer aux besoins de relogement par des aides financières.
Aucune donnée précise ne permet, pour l’instant, de dénombrer ces exécutions. La majorité concernerait des morts dont les familles n’ont pas encore pu récupérer le corps.
De nombreux corps ont été brûlés, rendant impossible leur identification, sinon par des tests ADN, que de nombreuses familles n’ont pas les moyens de payer.
Il arrive régulièrement que des clichés ou vidéos des dépouilles des combattants kurdes soient exhibés par des membres des forces turques, généralement cagoulés. En octobre 2015, la vidéo du corps d’un homme traîné par un blindé de la police dans la ville de Şırnak a secoué l’opinion. L’affaire avait attiré l’attention des médias internationaux, ce qui arrive rarement concernant la question kurde en Turquie.
La pratique porte plus particulièrement sur les corps des femmes, tel celui de Kevser Elturk (nom de guerre Ekin Wan), une combattante tuée et traînée dans les rues de Varto (province de Muş) en août dernier.
Deux cas au moins sont recensés. Le 23 janvier, à la suite de tirs de mortiers, une trentaine de personnes se sont retrouvées bloquées dans le sous-sol d’un immeuble de la rue Bostanci pendant un peu plus de deux semaines. Malgré une décision de protection de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et malgré les interpellations en direction du pouvoir, aucun secours ne pouvait approcher de l’immeuble.
Le 5 février, un tir d’obus de char a déclenché un incendie et fait s’écrouler un bâtiment de Cudi sur une trentaine de personnes, elles aussi bloquées dans les caves.
Au fur et à mesure des jours, les blessés ont succombé à leurs blessures, sans qu’aucune évacuation ne soit possible.
Le 8 février, les médias proches de l’AKP annoncèrent la fin des « opérations antiterroristes » à Cudi. À cette occasion, on découvrait que les survivants pris au piège avaient péri, brûlés vifs.
Nous avons pu visiter l’un de ces sous-sols. Les odeurs de corps calcinés persistent dans l’air confiné, alors que les traces des personnes brûlées vives sont encore visibles sur le sol.
À la sortie, une paire de chaussures de femme laissée là, sous la poussière des gravats.
Les combattants des forces spéciales sont coutumiers de ce genre d’inscriptions, laissées à l’intention des habitants de Cizre. Elles sont plus ou moins explicites, notamment sur le viol des femmes : « je suis venu et tu n’étais pas là, chérie ».
Après les incendies dans les sous-sols, une inscription est apparue qui faisait référence à une autre chanson. Elle disait : « Aşk Bodrum’da yaşanıyor güzelim » : « l’amour se vit à Bodrum, ma belle ». Or, Bodrum signifie également « cave », en turc. Elle donna lieu à un hashtag très repris sur Twitter dans les réseaux nationalistes et pro AKP, #AşkBodrumdayaşanıyor.
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