Cinéma

La transition démocratique en mode polar

Plusieurs réalisateurs arabes se sont lancés à l’assaut du film policier, un genre cinématographique hautement politique. La sortie en France ce mercredi 25 janvier 2023 du très bon Ashkal, l’enquête de Tunis de Youssef Chebbi confirme que le polar convient parfaitement pour mettre en scène les aléas des transitions démocratiques.

Image de Ashkal, l’enquête de Tunis, de Youssef Chebbi
Jour2fête (distrib.)

Ce 25 janvier sort en France l’excellent Ashkal, l’enquête de Tunis du Tunisien Youssef Chebbi qui s’était déjà distingué dans la coréalisation du documentaire Babylone (2012). Polar haletant à la réalisation époustouflante et au dénouement surprenant, le film confirme qu’aux côtés du documentaire, le genre policier sied parfaitement aux récits des transitions démocratiques. À condition que les réalisateurs ne contentent pas d’un jeu formel avec des codes parfois désuets, comme l’a fait Tarik Saleh dans son dernier opus, La Conspiration du Caire (2022). Retour sur un genre florissant, ses enjeux, ses forces et ses limites.

Lorsqu’un pays parvient à faire chuter un régime autoritaire, commence ce que les sciences politiques appellent une « transition démocratique », durant laquelle débute une lutte de tous les instants pour empêcher le retour à la dictature et permettre une réforme en profondeur des institutions. L’un des défis majeurs reste le changement à apporter à des structures qui ont été cooptées et parfois largement corrompues par la dictature, notamment la police et la justice. C’est ainsi que beaucoup de films qui mettent en scène une transition démocratique font le choix du polar. Quoi de plus efficace en effet que d’aborder les changements qui traversent le pays et le système juridique par un meurtre et l’enquête qui va mener (ou pas) à son élucidation. Le meurtre devient ainsi le symptôme d’une société malade dont l’enquête permet l’exploration.

Ashkal, l’enquête de Tunis, bande-annonce

Des duos de policiers très symboliques

Avant ce que l’on a appelé les « printemps arabes », plusieurs transitions démocratiques ont eu leur polar au cinéma. Il y a eu notamment Memories of Murder (2005) réalisé par le Coréen Bong Joon Ho, bien avant Parasites (2019) qui lui vaudra une Palme d’or à Cannes et un succès international. À la fin des années 1980, dans une province de Corée du Sud, deux policiers essayent de résoudre une série de meurtres. Tout les oppose : l’un vient de la campagne, l’autre de la ville ; l’un est quelque peu benêt, l’autre brillant. Mais surtout l’un représente les méthodes autoritaires et expéditives de la dictature qui n’a que faire de la vérité, quand l’autre incarne la transparence et la persévérance de la démocratie.

On retrouve le même type de duo dans La Isla Minima (2014) d’Alberto Rodriguez, film sublime qui se déroule dans une Espagne post-franquiste se débattant avec les démons du passé. La force de ces deux polars est de ne pas verser dans le manichéisme : le bon flic n’est pas toujours celui que l’on croit, et toute tentative de jauger la situation selon des critères qui sépareraient le bien du mal de manière catégorique est vaine. Autre force de ces longs métrages : le rapport organique, dans la mise en scène, aux lieux filmés. Dans Memories of Murder comme dans La Isla Minima, les lieux ne sont pas de simples décors qui accueillent l’intrigue ; leur géographie informe l’enquête et les paysages hantent le spectateur tout autant que les meurtres qu’ils abritent.

« Le mal dans l’organisation sociale transitoire »

La transition démocratique du Guatemala a elle aussi son polar avec Nuestras Madres de Cesar Fias (2019), celle de l’Argentine avecEl Secreto de sus ojos de Juan José Campanella, (2010) et les exemples sont suffisamment nombreux pour que l’on parle d’une véritable adéquation entre le genre et les périodes de transition. L’un des maîtres et théoriciens du polar, Jean-Patrick Manchette, a en effet défini le polar comme la littérature de la crise :

Polar signifie roman noir violent. Tandis que le roman policier à énigme de l’école anglaise voit le mal dans la nature humaine mauvaise, le polar voit le mal dans l’organisation sociale transitoire. Le polar cause d’un monde déséquilibré, donc labile, appelé donc à tomber et à passer.

En effet, le polar qui naît en littérature d’abord en opposition au roman cérébral d’énigme à l’anglaise a, selon une formule de Raymond Chandler, sorti l’intrigue de l’appartement bourgeois et l’a jetée dans la rue. Une manière de dire que le genre s’affranchit de l’enfermement spatial artificiel du roman à énigme pour narrer, en insistant cette fois sur leur caractère politique, des faits plus ancrés dans la réalité sociale.

Il n’est donc pas étonnant que des réalisateurs tunisiens, égyptiens, mais aussi algériens aient, dans des périodes de crise, eux aussi jeté leur caméra dans la rue, faisant le choix du polar pour mettre en scène, sur fond d’intrigue policière, les bouleversements vécus par leurs sociétés respectives. C’est le cas de Kaouther Ben Hania qui en 2017, soit six ans après la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali, réalise son premier long métrage de fiction La Belle et la meute (2017). Inspiré de faits réels, le film suit Mariam (Mariam Al-Ferjani), une jeune étudiante qui tente de porter plainte après avoir été violée par des policiers. Pendant cette nuit infernale, la jeune fille est ballotée entre une clinique privée, un hôpital et un commissariat où elle est traitée avec dédain et cruauté, et les allusions à l’ancien régime et à la révolution sont nombreuses. La démarche de la réalisatrice est louable, mais le film pêche par excès de formalisme, comme si la prouesse des neuf plans séquences dont il est constitué importait davantage que les personnages dont on regrette souvent le manque de profondeur. C’est en effet l’un des pièges du genre qui flirte avec les notions de bien et de mal et qui fait courir le risque de les vider de leur complexité dialectique.

La tentation des pots-de-vin

La même année avec Le Caire Confidentiel (2017), Tarik Saleh offre un polar plus abouti. L’enquête a lieu cette fois en Égypte, quelques jours avant la révolution qui va faire chuter le régime de Hosni Moubarak en janvier 2011. On y retrouve comme chez Ben Hania une critique acerbe de la dictature, mais aussi du patriarcat avec à nouveau une victime féminine démunie et dont la mort ne semble inquiéter personne à l’exception de Noureddine (Fares Fares) qui décide de prendre en charge l’enquête, alors même que sa hiérarchie s’y oppose pour protéger un proche de Moubarak. Noureddine oscillant entre la volonté de résoudre le crime et les tentations nombreuses de céder aux pots-de-vin et à la corruption fait toute la force du film pour lequel on peut regretter le recours à plusieurs clichés éculés, comme le rôle de la femme fatale qui vient affaiblir l’intrigue policière avec une romance quelque peu prévisible.

Ce code inévitable du polar a en effet mal vieilli et renvoie aux débuts d’un genre qui bien que politiquement engagé, a mis du temps à faire sa révolution féministe. Mais les errements de l’enquêteur permettent de brosser le portrait social et politique d’une société égyptienne corrompue et violente laissant présager les défis qui succèderont à la révolution de janvier, sur laquelle le film s’achève.

Les puristes ont néanmoins regretté que le film ait été tourné à Casablanca au Maroc plutôt qu’au Caire, faute d’autorisation accordée par les autorités égyptiennes de filmer dans la capitale égyptienne. Dans le polar, arpenter les rues est pour le détective un véritable art de vivre qui le mène pour les besoins de son enquête dans des lieux qui lui sont parfois familiers, mais également dans des endroits qu’il se doit de découvrir. Difficile donc de tourner un polar loin des lieux dans lequel il est supposé se dérouler.

Une intrigue vidée de portée politique

Tarik Saleh récidive avec La Conspiration du Caire. Un œil averti comprend immédiatement que le film a été tourné à Istanbul et non au Caire. Adam, fils de pêcheur, est admis à l’université d’Al-Azhar, principale institution religieuse du monde sunnite. Le jour de la rentrée, le grand imam de la mosquée meurt. Pour lui trouver un successeur, une guerre sans pitié commence dans laquelle les meurtres s’enchainent. L’enquêteur, joué à nouveau par l’excellent Fares Fares, sauve le film d’une faillite totale, avec un casting inégal et une direction d’acteurs parfois calamiteuse. Fares, par la qualité de son jeu, apporte un peu de densité à une intrigue qui utilise de vieilles ficelles jusqu’à la maladresse. On songe par exemple à cette scène où Adam, enjoint par ceux qu’il espionne de téléphoner à son oncle, tente d’éviter l’appel en prétextant le manque d’unités sur son téléphone, se trouve ensuite contraint d’appeler avec un autre téléphone, puis enfin d’actionner son haut-parleur. On a vu mieux comme enchaînement de séquences pour créer suspens et tension narrative.

On peut penser la question du lieu comme étant anecdotique et réservée aux cinéphiles avertis qui connaissent la région, mais elle est en réalité capitale. À trop montrer des portraits du président Abdel Fattah Al-Sissi dans les rues d’Istanbul et à trop vouloir convaincre le spectateur que nous sommes bel et bien au Caire, le réalisateur maltraite une intrigue cousue de fil rouge dont on a du mal à comprendre pour quelle raison elle a été récompensée par le prix du scénario au Festival de Cannes en mai 2022.

Sans s’en rendre compte, avec une intrigue en lieu clos, Saleh passe du policier au film d’énigme — genre honni par les adeptes du polar —, vidant ainsi l’intrigue de toute portée politique et reléguant l’ensemble à une logique dont la teneur sociale et politique est réduite à peau de chagrin. On y apprend qu’Al-Azhar est infesté de vilains salafistes, que les autres membres, faux dévots, ne valent pas mieux et se laissent corrompre par le régime de Sissi qui est un terrible dictateur. C’est un peu mince. Quant au jeune Adam, il finit par retourner dans son village natal, les affres de la grande ville l’ayant convaincu de retourner à la vie simple de pêcheur. Le propos paternaliste cette fois met franchement mal à l’aise. On pousserait la méchanceté jusqu’à dire que, tant qu’à faire, Saleh aurait dû situer son intrigue au Vatican.

Avec Ashkal, l’enquête de Tunis, Youssef Chebbi évite tous ces écueils. Son intrigue est bien construite et d’une grande originalité. Dans le Tunis de l’après-révolution de 2010, une série d’immolations inexpliquées intrigue une jeune policière qui entraine son coéquipier dans une enquête haletante. On retrouve ici le duo dialectique entre la jeune idéaliste et le vieux roublard qui a plongé dans les magouilles de l’ancien régime, mais qui n’est pas le monstre que l’on croit. Joué avec grande justesse par Mohamed Grayaâ. C’est d’ailleurs lui que le réalisateur surnomme « Batal », qui signifie héros en arabe.

Sur la trace des crimes historiques

Le réalisateur a également la subtilité de ne pas céder aux clichés désormais éculés de la femme victime ou de la femme fatale, en nous offrant un personnage complexe, joué avec beaucoup de talent par Fatma Oussaifi qui fait ses débuts à l’écran. Courageuse et entêtée, elle se lance dans une enquête dont les enjeux la dépassent et apparaît à l’écran assaillie de doutes et peinant à trouver sa place et sa légitimité dans un corps de métier en pleine restructuration et dans un monde social mouvant.

Chebbi a retenu par ailleurs l’un des grands enseignements du polar politique qui, comme la théorie critique de l’école de Francfort, part du principe que les troubles de la société proviennent non pas du présent, mais de crimes historiques restés sans expiation et que ces troubles ainsi que leurs origines historiques doivent être mis au jour. Polar et théorie critique considèrent en effet que la société est un scandale qu’il faut dénoncer ; ils partagent par ailleurs la même indignation devant l’injustice subie par les exploités. Après une révolution dont on a répété à souhait qu’elle avait été déclenchée par l’immolation de Mohamed Bouazizi en décembre 2010, le réalisateur imagine donc une intrigue qui fait écho à ces évènements, pour rappeler aux spectateurs que rien n’a été résolu dans la Tunisie post-Ben Ali.

Ces immolations dont l’enquêtrice comprend très vite qu’elles ne sont pas de simples suicides, mais qu’elles sont provoquées par un homme mystérieux, rejouent le désespoir d’une population tunisienne exsangue. Une façon de rappeler que le désespoir des plus démunis n’a toujours pas disparu en Tunisie. Sans dévoiler la fin du film, on peut dire que Chebbi et son co-scénariste François Michel Allegrini réussissent par ailleurs à offrir un dénouement inattendu, appuyé par une musique anxiogène à souhait.

Quant aux lieux, ils ont été choisis avec soin par le réalisateur, qui situe l’intrigue dans les Jardins de Carthage, quartier de la banlieue nord de Tunis dont la construction a débuté sous Ben Ali et symbolisant les projets faramineux, les passe-droits et les pratiques de corruption de l’ancien régime. Les travaux sont quasiment à l’arrêt depuis la révolution et le quartier, laissé à l’abandon par les autorités locales, participe de manière organique à l’intrigue, grâce au travail du réalisateur et de son directeur de la photographie Hazem Berrabah. L’omniprésence de terrains vagues et d’immeubles inhabités renvoie à l’état d’une société tunisienne en chantier. Le film, par moment déroutant, oblige ainsi le spectateur à réfléchir sur les années de transition démocratique qui viennent de s’écouler et les crimes du passé que la société tunisienne doit regarder en face pour pouvoir avancer.

La critique sociale au centre

C’est cette même démarche rétrospective et dialectique que l’on retrouve dans le film du réalisateur algérien Amin Sidi-Boumediene,Abou Leila, sorti en 2019. Deux hommes qui se connaissent depuis l’enfance sont à la recherche d’un terroriste du nom d’Abou Leila qui se serait réfugié dans le désert. Le spectateur suit les deux protagonistes dans cette quête entre road movie, thriller, western et polar. Véritable travail d’anamnèse, l’intrigue permet ainsi un retour sur l’Algérie des années 1990 que le réalisateur refuse de réduire à un schéma simpliste et manichéen. Elle soulève des questions éthiques sur la place des images et des photos pendant cette guerre qu’on a dite bien souvent à tort invisible, et elle exhorte au regard rétrospectif sur les crimes du passé qui hantent encore l’Algérie d’aujourd’hui.

Par la justesse des scénarios, la maitrise de la mise en scène, un travail d’orfèvre sur l’image et le son, Amin Sidi Boumediene et Youssef Chebbi font partie d’une génération de réalisatrices et réalisateurs maghrébins et arabes qui a beaucoup à montrer à ceux qui prennent le temps de voir. Soucieux de comprendre leurs sociétés, de saisir les défis auxquels elles font face, ils placent la critique sociale et la description détaillée des divers milieux sociaux au centre de leur cinéma. C’est non seulement la vie difficile des exploités et des dominés, mais le désespoir qu’elle provoque qui est la clé de leurs films. Considérant que l’autoritarisme n’est pas seulement une crise politique et économique, mais qu’il est un scandale et une catastrophe pour le monde arabe.

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Raymond Chandler, The Simple Art of Murder , 1950, réed. in Les ennuis, c’est mon problème, Omnibus, 2009
➞ Katia Ghosn et Benoît Tadié (dir.),Le récit criminel arabe/Arabic Crime Fiction, Harrassowitz Verlag, 2021
➞ Jean-Patrick Manchette, Chroniques, Rivages, écrits Noirs, Payot, 1996
➞ Elfriede Müller et Alexandre Ruoff, Le polar français. Crime et histoire, La Fabrique éditions, 2002

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.