Histoire

Le ciel du Proche-Orient est parsemé de martyrs

« Ma très grande mélancolie arabe », de Lamia Ziadé · C’est à un voyage à travers le Proche-Orient, ses innombrables martyrs, et aussi ses icônes, de Gamal Abdel Nasser à Saddam Hussein, de Oum Kalthoum à Hassan Nasrallah que nous convie Lamia Ziadé. En texte et en images...

© Lamia Ziadé/P.O.L éditeur, 2017

L’impératrice Hélène et la croix de Jésus

L’histoire de la fête de la Croix est trop belle pour ne pas la raconter telle qu’on la raconte au Liban. En pèlerinage en Terre sainte, l’impératrice romaine très chrétienne Hélène (future sainte, mère de Constantin 1er), fonde l’église de la Nativité, découvre les saintes reliques de la passion du Christ, fait abattre le temple de Vénus construit sur le site du Saint-Sépulcre, mais n’a pas le temps, avant de quitter Jérusalem, de retrouver la croix sur laquelle est mort Jésus. Elle en charge sa troupe restée sur place en donnant pour consigne d’allumer un feu de joie pour lui annoncer la nouvelle une fois la croix découverte. Lorsqu’ils sont enfin en présence des trois croix, les envoyés d’Hélène ne peuvent distinguer celle du Christ de celles des deux larrons qui ont été crucifiés en même temps que lui. L’inscription « Jésus de Nazareth, roi des Juifs » a disparu, il n’y a plus aucun moyen de reconnaître la croix sainte. On amène alors une paralytique à qui on fait toucher les trois croix, comptant sur une guérison miraculeuse au moment où elle toucherait la croix de Jésus, ce qui se produit. Un feu est alors allumé sur une colline de Jérusalem.

Il est relayé par d’autres feux, de colline en colline, à travers toute la Palestine, le Liban, la Syrie, la Turquie, jusqu’au convoi de l’impératrice en route pour Constantinople. De nos jours encore, le soir de la fête de la Croix, des feux de joie sont allumés dans tous les villages chrétiens du Liban, pour la plus grande joie des enfants. Il est à noter aussi que c’est du subterfuge qui a été employé pour distinguer la croix de Jésus que vient l’expression « toucher du bois ».

Riad el Solh et Béchara el Khoury, héros de l'indépendance et auteurs du pacte national…
Riad el Solh et Béchara el Khoury, héros de l’indépendance et auteurs du pacte national…

Riad el Solh et le pacte national

Le mufti sunnite, l’imam chiite, le président chrétien, le chef druze… Bien malgré eux, les assassins contribuent à promouvoir le miracle libanais de la coexistence des communautés et de l’équilibre confessionnel… même chez les martyrs ! Ce n’est ni un mythe ni un fantasme, mais une réalité ahurissante devant laquelle il faut s’incliner bien bas : l’impartialité des tueurs reflète le prodige de ce petit pays et de son « pacte national ». Le pacte national n’est pas inscrit dans la constitution ni sur le moindre bout de papier, c’est un accord oral noué entre deux hommes, en 1943, au moment de leur bataille contre les Français pour l’indépendance du Liban. L’essence de cet accord n’a jamais été remise en cause depuis par les successeurs de ces deux hommes, malgré quinze ans de guerre et une situation toujours explosive. C’est le principe fondateur du Liban : le pays doit être dirigé par chrétiens et musulmans conjointement, par une répartition équitable des emplois publics et des fonctions politiques entre les différentes communautés libanaises, tenues de s’affranchir de toute influence étrangère, qu’elle soit arabe ou occidentale. Ces deux hommes sont Béchara el Khoury, alors président de la République, et Riad el Solh, président du Conseil. Leur emprisonnement dans la citadelle de Rachaya par les Français et l’indépendance qu’ils arrivent à leur arracher ont fait d’eux des héros dans ce monde arabe encore entièrement sous domination étrangère. L’un de ces deux héros, Riad el Solh, meurt assassiné quelques années plus tard, en 1951. C’est le premier assassinat politique au Liban, le premier de cette importance au Proche-Orient, le premier d’une série interminable… Mais l’homme visé n’est pas n’importe lequel, c’est le symbole vivant de la coexistence des communautés. C’est cet équilibre miraculeux que les assassins ont voulu atteindre… Avec cet assassinat, la violence fait son entrée au Liban… et aussi au Proche-Orient…

Politicien retors, patriote loyal…
Politicien retors, patriote loyal…
…ce sont les filles de Riad el Solh…
…ce sont les filles de Riad el Solh…

Trois jeunes filles s’avancent en tête du cortège. C’est la première fois que des femmes participent à une procession funéraire sunnite. Une procession impressionnante, qui compte, en première ligne, les personnalités les plus éminentes du pays, à commencer par Béchara el Khoury, le président de la République lui-même, visiblement ému. Des funérailles nationales. Elles ont réussi à imposer leur volonté d’être là, contre l’avis des chefs de la famille. Elles ont les bras nus et les cheveux lâchés flottant sur leurs épaules, un fin voile blanc non noué posé sur la tête. Des jeunes filles modernes. Les filles de Riad el Solh. Le prestige de leur père est tel, non seulement au Liban, mais dans tout le monde arabe, que l’une d’elles épousera le fils du roi du Maroc, une autre celui du roi d’Arabie. Le cortège suit le cercueil recouvert du drapeau national, posé sur un canon. Le deuil a été proclamé pour trois jours. Riad el Solh a été assassiné à Amman, où il s’était rendu pour rencontrer le roi Abdallah et confronter leurs divergences de vue sur la position à prendre vis-à-vis d’Israël. Le mystère entoure toujours sa mort aujourd’hui. Il a été abattu par un membre du PSNS, dont il avait fait condamner à mort le fondateur, Antoun Saadé, quelques mois auparavant, mais la thèse d’un acte israélien est aussi évoquée. Cet assassinat a précédé de trois jours celui du roi Abdallah, abattu, lui, par un nationaliste palestinien, devant la mosquée al Aqsa.

… la statue de Riad el Solh se dresse encore aujourd'hui à l'emplacement le plus prestigieux de Beyrouth…
… la statue de Riad el Solh se dresse encore aujourd’hui à l’emplacement le plus prestigieux de Beyrouth…

Une statue de Riad el Solh trône toujours aujourd’hui sur la place qui porte son nom à Beyrouth, au pied du sérail, à l’endroit le plus prestigieux de la ville. La statue a survécu à quinze ans de guerre et à la destruction de Beyrouth. Une autre statue a survécu, celle de la place des Martyrs, qui, elle, n’existe plus. La statue est là, toujours droite, mais mutilée et criblée d’impacts. C’est ce qui pouvait arriver de mieux à une statue de martyrs, non ? Tu trouves cela très beau, qu’elle soit émaillée d’éclats qui laissent passer la lumière… comme une constellation, une petite étincelle pour chaque martyr… C’est important, l’attraction des astres, c’est ce qui fait tourner le monde et mourir les héros… Ton ciel est désormais parsemé de martyrs… tu leur offres un sépulcre digne d’un royaume… Tu vas photographier la statue, ce sera le point final de ta balade entre les tombes. Car tu vas l’arrêter là, ta danse macabre… Quel meilleur endroit que la place des Martyrs à Beyrouth, pour cela ?

… lors des années obscures… à l'ombre de Riad el Solh…
… lors des années obscures… à l’ombre de Riad el Solh…
  • Lamia Ziadé, Ma très grande mélancolie arabe. Un siècle au Proche-Orient
    Collection Fiction, P.O.L, 12 octobre 2017. — 416 p. illustrées
    36 euros (format numérique : 25,99 euros)

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