Cinéma

Le cinéma à l’ombre de l’histoire libanaise

« La Vallée » de Ghassan Salhab · Comment vivre avec la connaissance du passé, et comment accéder à la vérité historique ? Ces deux questions ne peuvent que nous poursuivre dans l’univers cinématographique de Ghassan Salhab, figure de proue de la génération de cinéastes libanais de l’après-guerre, producteur et penseur d’images habitées par la guerre. Son dernier film, La Vallée (2014) est sorti dans les salles françaises le 23 mars.

Né à Dakar dans une famille libanaise, Ghassan Salhab a treize ans lorsqu’il s’installe en 1970 au Liban. Cinq années le séparent du déclenchement de la guerre civile, qui va habiter toute sa production cinématographique. Pour un pays dans le déni de son passé, où le travail de mémoire, non encore institutionnalisé, reste vain tant que les seigneurs de la guerre auto-amnistiés se partagent le pouvoir, ses films constituent une précieuse clé de compréhension.

Comment accéder à la vérité historique, si ce n’est par la fiction, lorsque l’amnistie devient nécessairement génératrice d’amnésie ? Dans l’univers poético-politique de Ghassan Salhab, à la fois pénétré par la ville et en décalage avec cette dernière, les personnages, tout comme l’espace, se livrent à nous avec audace, sans masques et sans retenue.

La Vallée - Bande Annonce on Vimeo

L’espace des vies détruites

La première série de longs métrages du réalisateur construit une vision de l’espace urbain (Beyrouth) forcément dramatique. Dans Beyrouth Fantôme (1998), Khalil (Aouni Kawas) revient au Liban à la fin des années 1980 après dix ans d’absence. Son retour à Beyrouth sème trouble, doute et colère dans sa famille et parmi ses compagnons de lutte qui le croyaient mort, « disparu ». Dans Terra Incognita1, des vies détruites par la guerre tentent de se reconstruire. Plusieurs destins se croisent, dont celui de Soraya (Nicole Abboud), guide touristique qui multiple les amants de passage dans une quête futile de bonheur. Elle songe à quitter le pays alors que Tarek (Rabih Mroué), qu’elle a connu autrefois, est de retour au pays natal et hésite à repartir ou rester. Quant à Leyla (Abla Khoury), elle tente une fuite dans le mysticisme, tandis que l’architecte Nadim (Walid Sadik) rebâtit sa vie à travers les immeubles qu’il fait construire. Dans Le Dernier Homme (2006), sorti après l’agression israélienne contre le Liban, présenté à Cannes au programme de « Tous les cinémas du monde » en 2007, Beyrouth décompte quotidiennement ses morts, tués semble-t-il par une sorte de vampire, un tueur en série qui vide le sang de ses victimes.

Vers l’autofiction

Avec La Montagne, Ghassan Salhab ouvre sa deuxième série de longs métrages. Ils se déroulent cette fois dans un espace rural. Son triptyque en construction, composé de La Montagne, La Vallée (2014), et Le Fleuve (à venir) exile ses personnages, joués par les mêmes acteurs qu’on retrouve d’une fiction à une autre sans, toutefois, aucune continuité narrative. La Montagne, filmé en noir et blanc, met en scène Fadi (Fadi Abi Samra), la quarantaine, qui fait croire qu’il quitte le Liban pour une durée d’un mois. Arrivé à l’aéroport de Beyrouth, il embarque dans un taxi et s’isole dans une montagne. Dans la chambre de ce petit hôtel, il se livre, dans une mise en abîme autofictionnelle du cinéaste, à l’écriture poétique, en marge de la société et de la ville. Ainsi, La Montagne, dans cette intime imbrication entre le cinéaste et son double, son personnage, est-il une réflexion sur une approche presque « expérimentale » du cinéma de Salhab. Tout se limite et se passe au niveau de la vue : un cadre dépourvu de clichés et de décor, dans lequel il lâche un personnage (qui se cherche tout autant que son créateur), qu’il nous invite à observer, le libérant de son propre regard de cinéaste.

Les textes poétiques de La Montagne font écho au documentaire autobiographique 1958, sorti un an plus tôt. Le cinéaste signait là un chef-d’œuvre tout à la fois intime et sociopolitique, tissé en juxtaposant le discours de sa mère et celui des évènements historiques. L’année 1958 préfigure la guerre de 1975 et accomplit une répétition générale de cette dernière2. Il sonde la mer, y trouve les traces laissées par le débarquement de l’armée américaine au large de Beyrouth, de même que son propre itinéraire, remontant à sa naissance en 1958.

L’autre « interchangeable »

Après La Montagne, son dernier film, La Vallée3, qui sort en France le 23 mars, commence sur une route. Un homme se relève d’un accident. Il est en sang mais parvient à marcher jusqu’à une voiture en panne qu’il réussit à faire redémarrer. Ses occupants, pour le remercier, l’invitent à les accompagner dans une ferme barricadée où on cultive le haschich.

Si, pour la première fois, Ghassan Salhab a conçu une trame de récit, ce n’est cependant pas pour traiter de la drogue ou de l’amnésie, maladie dont souffre le personnage (Carlos Chahine) depuis son accident, mais pour nous donner, fidèle à lui-même, la matière à interpréter, l’image à l’état brut, à nous montrer ce qu’il voit avec la distanciation de l’objectif qui marque la rupture et la coupure avec le réel. Qui est cet homme sans passé ? Et qu’est-ce qui a poussé ces curieux personnages dépourvus d’altruisme, à lui offrir un logis ? Peut-être cet élan humaniste naît-il de la rencontre, dans ce qu’elle offre de suspicieux et d’attirant par le trouble qu’elle suscite. Les personnages vont, un à un, se confronter à cet « autre » interchangeable qu’on peut remplir ou vider de mémoire ou d’oubli, remplir de soi-même. Le temps comme les êtres manque de constance.

Toutes les guerres arabes

Le film est situé au Liban, ainsi que le confirme le paysage — la vallée de la Bekaa — et que l’atteste le dialecte libanais utilisé. On y évoque le présent immédiat, la crise des réfugiés syriens qui « sont de plus en plus nombreux », commente au passage l’une des protagonistes, et l’action se passe près des deux frontières israélienne et syrienne. Pourtant, le cinéaste n’a pas l’intention de couvrir l’actualité. Dans un Liban qui oscille entre la réalité et la fiction par le recours à l’anachronisme, le film prend une dimension fantastique, se met au service de la mémoire et de la survie par la métaphore. Nous sommes aussi en 2006 et au cœur de la destruction massive opérée par Israël au Liban4.

La destruction du temps historique qu’opère l’anachronisme dans ce lieu géographique précis fait du dernier film de Ghassan Salhab une matière perméable à l’actualité régionale, au-delà des frontières nationales : les guerres sur tout le territoire arabe. Le fantastique, par l’irruption du passé et sa confusion avec le présent dans l’espace fictionnel, devient vérité historique puisque tout ce que tait la société libanaise se dit dans les films de Ghassan. Son cinéma est habité par les apparitions et les disparitions, par les fantômes et cet amnésique de La Vallée. Les personnages effectuent des retours perturbants au pays natal. Ils dérangent ceux qui sont restés, emprisonnés dans un passé qui ne passe pas, dans une spirale itérative qui recycle l’histoire loin des clichés, et qui se termine dans la fiction par une inexorable apocalypse. La guerre rattrape toujours les Libanais. Le champ guerrier rend sa mémoire au personnage amnésique, permutant les territoires de la vie et de la mort, de la norme et de l’anormalité.

Comprendre la blessure

Tout se fait dans l’économie de la violence, sans qu’elle soit donnée comme produit de consommation, et sans compromis éventuel soumettant le cinéaste à la loi du marché. Comme à l’accoutumée, les images de Ghassan Salhab sont très peu chargées, livrées à elles-mêmes. La radio, ce vieux compagnon de route, joue – presque — le chœur d’une tragédie antique en annonçant les mauvaises nouvelles. L’avion qui passe évoque l’éternel déracinement précédant la naissance du cinéaste, rappelant le voyage ou la guerre, passé-e ou à venir. Les acteurs familiers changent leur masque, le son, traité comme un personnage, se dissocie de l’image, les éléments historiques s’imposent à la construction de l’histoire individuelle. Ghassan Salhab ajoute une nouvelle pièce à sa fresque filmographique. Les interrogations transgressent les limites entre la réalité et la fiction et se répondent d’une œuvre à une autre, dans une permanente interactivité entre l’histoire individuelle et l’Histoire collective.

Par sa quête persistante il tente de comprendre la blessure — celle qui nous a engendrés — nationale et postcoloniale, endogène et exogène. Cette quête de compréhension lie l’Orient et l’Occident et les aliène, de l’Afrique — sa terre natale — au monde arabe — son origine —, à la France où le cinéaste a longtemps vécu, fait de Ghassan Salhab, un cinéaste ontologique des deux rives.

1Sélection « Un certain regard », festival de Cannes, 2002.

2La crise de Suez de 1956 divise les Libanais. Le camp du président Chamoun refuse de rompre les relations diplomatiques avec le Royaume-Uni et la France alors que ceux-ci attaquent l’Égypte. Le camp nationaliste arabe qui, comme l’exprime la mère de Ghassan Salhab dans le documentaire, retrouve sa dignité et revalorise son identité arabe à travers les discours de Gamal Abdel Nasser, s’y oppose. Le pays connaît alors assassinats, attentats, manifestations. L’agitation aboutit à un conflit armé entre guérillas.

3Titre original The Valley, sélectionné dans de nombreux festivals internationaux : Toronto, Abou Dabhi (prix du meilleur réalisateur arabe), Carthage, Berlin (Berlinale Forum 2015), Fribourg (prix de la fédération internationale de la presse cinématographique – Fipresci — de la critique internationale), La Rochelle, Curitiba, Hong-Kong, Karlovy Vary, Namur, etc.

4NDLR. À la suite d’un accrochage entre le Hezbollah et l’armée israélienne à la frontière, Israël déclenche un bombardement massif sur tout le Liban pendant trente-trois jours, faisant plus d’un millier de morts civils. La majorité des infrastructures du pays sont détruites, de nombreux quartiers résidentiels rasés, des opérations dans les villages qualifiées de crimes de guerre par Amnesty international.

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