Le dévoilement des femmes musulmanes en Algérie

Un fantasme colonial · Il y a plus d’un demi-siècle, le « voile » a été au cœur du mai algérois qui a entraîné la chute de la IVe République et l’arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle. Pour l’armée française alors toute-puissante de l’autre côté de la Méditerranée, le dévoilement était une stratégie destinée à gagner à la France le cœur de deux millions d’Algériennes écrasées par un patriarcat dépassé. La tentative a échoué, mais elle a eu des conséquences qui se font sentir jusqu’à aujourd’hui.

Devoilement sur le Forum à Alger, mai 1958.
(Photo de presse).

Il y a un peu plus de 58 ans, un groupe d’Algériennes de confession musulmane se débarrassaient de leurs voiles sur le Forum en plein cœur d’Alger, cernées par les photographes et discrètement protégées par des soldats français en armes. La séance se renouvela à de nombreuses reprises dans les semaines puis les mois suivants, avec de moins en moins de photos et de plus en plus de militaires. L’événement a un passé : la lutte inaboutie pour l’émancipation des musulmanes avant le déclenchement de la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954, dans ce qui était jusque-là trois départements français. Et une suite : les conséquences jusqu’à aujourd’hui pour des millions d’Algériennes d’une manipulation coloniale qui a mal tourné. Un historien britannique, Neil MacMaster, qui a longtemps enseigné à l’université d’East Anglia (Grande-Bretagne), en a raconté le déroulement dans un livre fascinant, Burning the Veil.

Au départ, en 1871, avec l’avènement de la IIIe République et l’organisation en trois départements de la colonie une fois débarrassée des militaires, tous ses habitants sont français et donc, en théorie, aptes à élire leurs représentants à la chambre des députés. La minorité européenne s’y refuse furieusement : les musulmans pourront voter quand ils auront abandonné leur statut personnel, un ensemble de règles qui régentent le mariage, l’héritage et tout le droit de la famille et s’inspire du droit islamique (charia). Pour résumer et populariser leur opposition intransigeante, les colons brandissent le voile, le haïk, blanc, qui cache le visage des femmes (sauf les yeux) et a longtemps symbolisé dans l’Europe chrétienne l’altérité : « Vous voterez quand vos femmes seront dévoilées… » Paris se soumet à ce diktat et prive les musulmans du droit de vote « à part entière », sauf pour une poignée de ceux qu’on qualifiait de m’tourni les retournés »)1 qui renoncent à leur statut et sont mis au ban de la communauté. Après l’adoption de la loi de 1947 « portant statut organique de l’Algérie », les femmes ont sur le papier le droit de vote, mais sont interdites de l’exercer en raison de leur statut juridique. Près de deux millions de suffrages sont en jeu.

Bastion de l’identité algérienne

Après la seconde guerre mondiale, de 1945 à 1954, l’Algérie connaît une vive lutte politique sur la question féminine. Chaque grand parti a son association de femmes et défend des positions très éloignées. Les membres du Parti communiste algérien (PCA) regroupés dans l’Union des Femmes algériennes (UFA) emmenée par Alice Sportisse se radicalisent et organisent plusieurs milliers de femmes, notamment en Oranie, qui réclament le droit de vote et des mesures sociales. Les nationalistes du Parti du peuple algérien (PPA) qui soutiennent l’Union des femmes musulmanes d’Algérie (UFMMA) sont nettement moins audacieux : de fait, leur leader Messali Hadj a, dans les années 1930, « sous-traité » la question féminine aux oulémas du cheikh Abdelhamid Ben Badis qui rejette la bigoterie populaire et prône le retour aux textes sacrés. Les oulémas algériens condamnent les idées des féministes progressistes de Turquie, d’Égypte, d’Iran, de Tunisie et adoptent les vues d’un conservateur égyptien, Rachid Rida, qui réaffirme le patriarcat musulman, la polygamie, la répudiation de l’épouse par le mari. Ben Badis, et derrière lui le PPA puis le Front de libération nationale (FLN), redoutent que derrière l’abandon du voile et de la ségrégation des femmes ne s’introduise une occidentalisation rampante qui détruirait immanquablement le bastion de l’identité religieuse et nationale qu’est la femme algérienne recluse derrière son voile et enfermée dans sa maison.

L’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) de Ferhat Abbas s’inspire d’autres modèles égyptiens qui font de l’émancipation féminine la clé de la victoire dans la bataille contre les colonialistes. Dans son journal La République, les lectrices ne sont pas les dernières à incriminer leurs parents et l’opinion musulmane qui les exposent à une oppression comparable à celle du colonialisme lui-même. En 1953-1954, ce journal lance une vigoureuse campagne contre « le double impérialisme » : la France et l’islam, mis sur le même pied. Son message aura un impact non négligeable sur les couches urbaines des villes, en particulier les jeunes femmes passées par l’école française et qui travaillent, une goutte d’eau par rapport aux masses rurales qui respectent la tradition.

Un axe de bataille pour l’état-major de l’armée coloniale

Le 1er novembre 1954 et la guerre vont mettre un terme à cet interlude idéologique. Le FLN ne saurait mener le combat sur deux fronts ; il est entendu à demi-mot que le sort des Algériennes sera réglé à l’indépendance, et qu’en attendant les hommes mènent le jeu. Des Algériennes, notamment des lycéennes et des étudiantes, participent en effet à la Bataille d’Alger avant de gagner les maquis, souvent comme infirmières. Fin 1957, la direction du FLN ordonne leur départ pour les pays voisins où il ne sera guère fait appel à leurs services, au contraire de l’image, véhiculée par la propagande du FLN et ses avocats, de résistantes héroïques se battant contre les armées coloniales.

Les services français ne sont pas longs à exploiter la faille. Dès 1955, le gouverneur général Jacques Soustelle dissout l’UFA et l’UFMMA, s’entoure d’ethnologues qui en font un des fronts de la guerre révolutionnaire, soutenus qu’ils sont par les jeunes capitaines rentrés vaincus de la guerre d’Indochine, mais persuadés d’avoir percé les clés de la contre-guérilla. L’émancipation des femmes musulmanes, rurales à plus de 80 %, devient un axe de bataille du 5e Bureau de l’état-major de l’armée qui multiplie les initiatives sur le terrain : les infirmières des équipes médico-sociales itinérantes (EMSI) soignent les bébés, distribuent vivres et propagande à leurs mères, montrent des films, secondent les sections administratives spécialisées (SAS) qui encadrent et surveillent le pays.

Au plan international, la Tunisie et le Maroc réforment la condition féminine au lendemain même de leur indépendance (1956). L’Algérie française se retrouve distancée sur un terrain ultrasensible, notamment aux Nations unies à New York, et Robert Lacoste, ministre résident à Alger, fait mettre à l’étude un projet de réforme du statut personnel. Il n’ira pas loin. Le très conservateur gouvernement général de l’Algérie, l’exécutif local, redoutant qu’une révolte religieuse vienne s’ajouter à la guerre contre le FLN, fait capoter l’affaire.

Autodafé et casse-tête juridique

Elle sera relancée par les évènements du 13 mai 1958 qui font chuter la 4e République au bout de trois semaines et donnent le pouvoir à Paris au général de Gaulle et en Algérie aux militaires emmenés par les généraux Raoul Salan, commandant en chef, et le patron des « paras » très populaires parmi les Européens, Jacques Massu. Ce sont eux et leurs épouses qui patronnent et organisent le dévoilement. Le 17 mai, au soir, douze adolescentes musulmanes cornaquées, dit-on, par Madame Salan en personne, arrachent leurs voiles et les brûlent derrière les grilles du Gouvernement général protégées par des harkis. L’autodafé a été monté en catastrophe la veille au soir par une poignée d’officiers du 5e Bureau agacés par les affiches par trop masculines exaltant la fraternité entre les deux communautés. Le lendemain, dimanche 18 mai, une foule de musulmanes venues principalement des bidonvilles de l’Algérois envahit le centre-ville sous les applaudissements des pieds-noirs qui les encouragent à se dévoiler. Le capitaine de Germiny, chef de la section administrative urbaine (SAU) de la cité Mahiéddine, un bidonville de près de dix mille habitants, a depuis mars 1957 préparé le terrain en multipliant les actions en direction des femmes avec des clubs qui leur sont réservés et des séances de cinéma.

Salan, nommé début juin « dépositaire des pouvoirs civils et militaires de la République en Algérie », s’appuie sur le mouvement de la « résurrection nationale » pour vanter son succès auprès de de Gaulle, tandis que le 5e Bureau ordonne dès le 20 mai aux commandants militaires d’Alger, d’Oran et de Constantine d’« encourager la participation de femmes dévoilées » aux manifestations « spontanées » qui doivent y être organisées à l’image de ce qui s’est passé à Alger les 17 et 18 mai. Camions militaires et usage de la force sont de plus en plus ouvertement pratiqués au fur et à mesure qu’on s’éloigne du Forum et des centaines de journalistes étrangers qui couvrent l’événement.

Paris se retrouve alors devant un casse-tête juridique : les Algériennes sont désormais des « Françaises à part entière ». Salan commence d’ailleurs à les faire inscrire sur les listes électorales, toutefois le « statut personnel » brandi jusqu’alors par la minorité européenne comme un obstacle infranchissable au suffrage universel n’a pas changé. L’Élysée reprend alors les projets de l’ère Lacoste et aboutit à l’ordonnance de septembre 1959 sur le mariage et la famille qui s’inspire largement de ce que Habib Bourguiba a fait adopter en 1956 en Tunisie moins de six mois après l’indépendance. Cependant entre-temps, le climat a changé : Salan a perdu son poste, Massu a été envoyé en Allemagne et le 5e Bureau a été dissous en janvier 1960. L’ordonnance de 1959 ne sera pas appliquée par la justice française avant l’indépendance.

Au nom du nationalisme

Le FLN s’oppose à l’ordonnance au nom du nationalisme et de la religion, il joue sur les inquiétudes masculines en répandant des rumeurs sur, par exemple, l’abolition des cadis — les juges musulmans — et plus généralement sur toute initiative française qui heurte les convictions populaires de l’islam et des institutions traditionnelles2. La doctrine nationaliste se fige : la femme algérienne et son intérieur sont présentés comme l’ultime rempart de l’identité algérienne, le noyau dur de son authenticité que l’armée française a cherché à percer avec ses manœuvres en direction des masses féminines.

Après 1962, l’attitude du FLN ne change guère. Jusqu’en 1976, la législation française est maintenue, mais inappliquée. Ce n’est qu’en 1986, sous le troisième président de la République algérienne, Chadli Bendjedid, qu’un Code de la famille est adopté par l’Assemblée nationale. Il revient en arrière sur l’ordonnance de 1959. Selon le ministre de la justice de l’époque, Boualem Benhamouda, un cacique du FLN alors parti unique, il s’agit de « purifier la famille de toutes ses impuretés a-islamiques… » Son texte, toujours en vigueur, consacre le statu quo, notamment le mariage arrangé et la répudiation unilatérale de l’épouse par son mari. À ses adversaires peu nombreux, le ministre oppose le 13 mai 1958 et la manipulation du dévoilement et les dénonce comme des alliés du 5e Bureau et de la France.

Jusqu’à aujourd’hui, le discours n’a pas changé et le thème de l’émancipation féminine a presque disparu du champ politique algérien.

1En 1890, vingt ans après l’assimilation de l’Algérie à la France, seuls 783 musulmans avaient obtenu la citoyenneté française. Lire Charles Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2/1871-1954 ; page 33.

2« Les Français […] ont osé violer délibérément le Coran, immuable par essence, et imposé par la force aux musulmans algériens les lois séculières de la France et, ce dans le domaine le plus sacré, en particulier le statut personnel […] un domaine qui appartient exclusivement à la communauté des croyants » (El Moudjahid, n° 45, 6 juillet 1959.

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