C’est dans un contexte de guerre menée par les autorités israéliennes contre la création culturelle qu’une polémique secoue depuis le mois d’avril la communauté des gens de théâtre palestiniens et plus largement les artistes en Israël et dans les territoires occupés. La pièce Le temps parallèle (Al-Zaman al-muwazi) du jeune dramaturge Bashar Murkus présentée par le théâtre palestinien Al-Midan d’Haïfa début 2014 en est à l’origine.
Tout a commencé lorsque la pièce a été exclue de la Commission du répertoire d’Israël, un fond conjoint des ministères israéliens de la culture et de l’éducation qui subventionne des productions artistiques, notamment pour des représentations dans les établissements scolaires à travers le « panier culturel national ». Cette exclusion est une décision personnelle de Naftali Bennett, le ministre israélien de l’éducation, et n’est pas passée par la consultation, pourtant nécessaire, du comité. Elle a été suivie par le gel des subventions allouées par la municipalité de Haïfa au théâtre palestinien de la ville, Al-Midan — seul théâtre palestinien subventionné en Israël — d’un montant de 1 275 000 shekels par an (305 000 euros). La raison invoquée est que la pièce érigerait en héros Walid Dakka, emprisonné depuis le 25 mars 1986 pour avoir participé au meurtre d’un soldat israélien en août 1984. L’homme est aujourd’hui le plus ancien prisonnier politique palestinien de nationalité israélienne et une figure très importante parmi les prisonniers palestiniens.
Un accord avait été trouvé le 2 juillet, plus d’un mois après le début de l’affaire. Al-Midan avait en effet obtenu un court sursis après le gel de ses subventions principales. Une première mesure prise par la commune pour bloquer son compte bancaire, qui avait empêché de payer le personnel a apparemment été annulée selon un porte-parole du théâtre1. Cependant, le gel d’autres subventions empêche le théâtre de payer ses fournisseurs et menace son existence même.
Cette mesure et l’ampleur des débats qui ont suivi reflètent également, dans un contexte de censure, l’évolution de la situation de la création des Palestiniens en Israël, notamment depuis un changement dans la nature de leur production. Relativement récente dans le monde arabe, l’écriture théâtrale palestinienne est arrivée à un certain état de maturité et a acquis ses caractéristiques propres. Sa nouvelle affirmation constitue l’une des raisons de l’intensité de la polémique autour de la pièce, que ses détracteurs n’ont d’ailleurs pour la plupart pas vue : elle ne présente pas Walid Dakka en héros, mais propose une réflexion sur l’enfermement, ses conditions et ses différentes formes.
Une œuvre représentative
Le temps parallèle a été écrit et mis en scène au début de l’année 2014 par Bashar Murkus. Installé à Haïfa, il s’est d’abord fait remarquer par ses rôles dans plusieurs créations marquantes de la production théâtrale palestinienne de ces dernières années : une adaptation du poème de Mahmoud Darwich « Je descends, ici et maintenant » (« Anzil, huna wa-l-an »)2, La maison (Al-Bayt) de Ala Hlehel (théâtre Al-Midan, Haïfa, 2010), ou encore Les Optimistes, coproduit par le théâtre Majaz et le Théâtre du Soleil à Paris. Il a aussi mis en scène De misérables rêves (Ahlam Saqiyya) de Saad Allah Wannous (Dar al-Adab li-l-nasr wa-l-tawzi, Beyrouth, 1995) et Whips (théâtre Al-Laz, Acre, 2011) d’Harold Pinter. Sa première pièce, El Bali Bil Bel (Al-Bali bali bil) (théâtre Al-Midan, Haïfa, 2011) reçoit le double prix de la meilleure scénographie et de la meilleure mise en scène au festival d’Acre en 2011. Bye bye Gillo (théâtre Al-Hara, Bet Jala, 2013), pièce écrite par Taha Adnan, est retenue par le programme Dramaturgie arabe contemporaine pour la promotion et la diffusion de pièces de jeunes dramaturges.
Murkus est l’un des artistes palestiniens prometteurs de sa génération, notamment par le caractère novateur de l’attention qu’il porte à la scénographie et à la mise en scène. Il représente également un courant émergent dans la production palestinienne en Israël, qui veut s’inscrire dans la création littéraire palestinienne et arabe contemporaine tout en la conjuguant avec sa composante identitaire spécifique israélienne.
Résultat d’un travail de recherche sur les conditions et les formes de l’incarcération, Le Temps parallèle est construit comme un huis clos. La pièce présente cinq détenus politiques palestiniens qui partagent la même cellule d’une prison israélienne. L’un d’eux, Wadi, se bat contre l’administration et sa condition pour pouvoir se marier et organiser une vraie fête en prison.
Jusqu’aux années 1990, le personnage du Palestinien, en littérature, au cinéma ou au théâtre, était largement confiné dans le rôle bien établi de l’Arabe aux traits grossiers : un Bédouin, un campagnard, un ignorant — en opposition au personnage de l’Israélien citadin et cultivé — et fournissant souvent le levier principal du registre comique3. C’est cette image qui, depuis, a beaucoup évolué. De même, face à lui, le personnage de l’Israélien a également été soumis aux changements des pratiques d’écriture dans les productions palestiniennes. Dans la pièce, le geôlier israélien a la maîtrise de l’espace clos des prisonniers dont il contrôle la mobilité et qui, face à lui, forment un groupe solidaire. Un complexe se construit autour de la dimension spatiale gérée par le geôlier. La plupart de ses apparitions sont silencieuses, ou accompagnées seulement par le son de sa présence (le bruit de ses pas, le son des clés dans sa poche).
Métaphore de l’enfermement
Doraid Liddawi interprète le rôle du geôlier à la création de la pièce, au printemps 2014. Ce comédien, qui a commencé sa carrière au théâtre, a également joué à plusieurs reprises des rôles de soldats. Il a développé un travail sur le regard qui trouve sa pleine expression dans son interprétation du personnage de geôlier, dont les répliques illustrent son emprise sur la liberté et les conditions de vie des prisonniers. C’est par ce geôlier que l’ordre établi, dont il est le représentant, peut être remis en cause. Par cette centralité dramaturgique, il incarne la clé de voûte d’une métaphore de la Palestine qui se met en place tout au long de la pièce. Les questions identitaires des Palestiniens qui vivent en Israël une occupation psychologique (ihtilal al-nafs) rejoignent finalement celles des Palestiniens sous occupation (ihtilal al-arḍ).
Dès la première page du Temps parallèle, une mention indique en effet que la pièce s’inspire de la vie de Walid Daqqa. Les lettres envoyées par le personnage nommé Wadi à Fida, sa fiancée, sont celles écrites par Walid Dakka à sa femme, la militante des droits des Palestiniens Sanaa Salamé. L’emploi de texte non fictionnel donne à la pièce valeur de témoignage, et participe ainsi de la construction d’une mémoire commune palestinienne et par là, de la revendication identitaire des Palestiniens. Le texte de la pièce s’achève par la lettre intitulée « Pour l’enfant à venir », écrite le 25 mars 2011 à l’occasion de ses 25 ans de détention. Par l’emploi de la prison comme lieu de l’intrigue, un rapprochement est effectué avec la condition générale des Palestiniens, quel que soit le lieu dans lequel ils se trouvent. Ce Palestinien d’Israël s’exprime au nom d’une communauté de Palestiniens bien plus large.
Artistes en résistance
La polémique qui a éclaté en Israël a mis à jour la nécessité, pour les artistes palestiniens d’Israël, de trouver une position commune. Dans un article intitulé « Où en sommes-nous avec Le Temps parallèle ? », l’acteur et dramaturge Amer Hlehel se saisit de l’occasion pour s’arrêter sur la situation des artistes palestiniens et la nécessaire affirmation de leur existence. Figure centrale de la production palestinienne en Israël et ancien conseiller artistique d’Al-Midan, Hlehel lance un appel aux Palestiniens d’Israël :
Allons-nous nous contenter de nos habituelles déclarations qui condamnent et refusent ? Allons-nous tenir des discussions fermées qui aboutiront à un accord que nous ne dévoilerons pas ? Allons-nous écrire plus d’articles comme celui-ci ? Allons-nous insulter, jurer, nous énerver puis nous calmer et oublier en laissant l’affaire se tasser jusqu’à nous retrouver confrontés, quelques mois plus tard, à une nouvelle décision portant atteinte à notre liberté ? Ou allons-nous plutôt nous lever tous ensemble, associations et individus, solidaires, pour prendre des mesures efficaces refusant fermement ce qui se passe ? Quand bien même cela mènerait au gel de toutes les subventions dont le ministère nous dote, allons-nous refuser, pour une fois et d’un bloc, de faire avec ce qu’on nous inflige ou de contourner les obstacles qui nous sont imposés ? (…) Le mouvement artistique peut bien s’arrêter si c’est la condition pour sortir du silence et de la soumission. Nous ne voulons pas d’un théâtre boîteux ou au dos courbé, parce qu’un tel théâtre ne fait pas autorité (…). Nous voulons un théâtre exemplaire et libre. Nous avons la capacité de toucher la rue, notre rue, celle qui nous importe le plus.
C’est en effet la rue d’abord actrice d’une contestation spontanée qui a ensuite donné naissance à la polémique4. Le théâtre politique cherche à toucher les consciences et Le Temps parallèle le dépasse en allant agiter et provoquer les esprits bien au-delà de la scène théâtrale, jusqu’à atteindre ceux-là même qui contestent sans l’avoir vue.
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1Sarah Irving, « Right-wing politician tries to close down Palestinian theater in Haifa », Electronic Intifada, 11 mai 2015.
2La ta tadir amma fa alta, Riad El-Rayyes Books, Beyrouth, 2003.
3Lire Dan Urian, « The image of the Arab in Israeli theatre — from competition to exploitation (1912-1990) », in Theatre Research International, 17, mars 1992, p. 46-54.
4Jusqu’au dernier moment, la tenue de la représentation du 25 avril 2015 à Al-Midan a été menacée d’annulation, du fait d’une forte contestation de partis d’extrême droite.