Histoire coloniale

Le rendez-vous manqué du Front populaire et de l’Algérie

L’énumération contenue dans le titre de ce livre — la terre, l’étoile et le couteau — évoque trois constantes de l’Algérie : la patrie, la liberté et la violence. Il résume une recherche précise et exigeante sur le 2 août 1936 à Alger, date décisive dans l’histoire du pays, mais qui ne dit plus grand-chose aux contemporains.

Messali Hadj au Palais de justice de Melun, le 8 février 1949
AFP

Deux mois après la victoire en France du Front populaire qui suscite d’immenses attentes dans tout l’empire colonial, une délégation d’élus « indigènes » — comme on disait alors — du Congrès musulman se rend à Paris pour présenter sa Charte, un impressionnant cahier des revendications musulmanes politiques, sociales, et même forestières avec la suppression du Code forestier qui réprimait durement le ramassage du bois dans les forêts domaniales.

Le compte-rendu du rendez-vous avec le gouvernement de Léon Blum doit être présenté au matin du dimanche 2 août 1936 au stade municipal, la plus grande enceinte sportive de la ville, située à Belcourt, un quartier d’Alger. Trois groupes sont à l’origine de la réunion : la Fédération des élus, un regroupement de 150 élus surtout constantinois, sans orientation politique bien précise, menée par l’influent Docteur Salah Mohamed Bendjelloul, élu du Constantinois et président de la délégation qui s’est rendu à Pari ; l’Association des oulémas musulmans algériens (AOMA), ces savants de l’islam, partisans d’un retour aux sources de la religion et opposés aux pratiques des confréries et des marabouts qu’anime le cheikh Abdelhamid Ben Badis. Enfin, un peu marginal, le Parti communiste d’Algérie (PCA), né en octobre 1935 à la suite du revirement de l’Internationale communiste (le Komintern), qui privilégie désormais l’antifascisme au détriment de l’anticolonialisme. Le PCA soutient le Congrès musulman formé par la Fédération des élus et l’AOMA en laquelle il voit l’équivalent du Front populaire en Algérie.

Le discours de Messali Hadj

Leurs trois représentants doivent prendre la parole à Belcourt. Va s’y joindre un orateur inattendu, débarqué le matin même de la Ville-d’Alger, le navire qui assure les aller-retours avec Marseille. Messali Hadj, leader de l’Étoile nord-africaine, dirige un groupuscule installé en France plutôt qu’en Algérie où il est peu connu et qui milite depuis les années 1920 en faveur de l’Indépendance. Il attend sagement son tour avant de prononcer en arabe et en français une courte allocution qui va renverser le cours de la politique algérienne.

S’il accepte volontiers sept des neuf revendications de la Charte, il s’oppose radicalement à la participation des musulmans à l’élection de députés à la Chambre des députés à Paris. Il y voit le rattachement de l’Algérie à la France, et plaide au contraire pour un Parlement algérien élu par tous les habitants du pays, y compris les minoritaires que sont les Européens et les juifs. Son discours soulève l’enthousiasme des 15 000 participants au meeting d’autant que Messali, joignant le geste à la parole, aurait lancé une poignée de terre et crié : « La terre n’est pas à vendre ». Il est porté en triomphe autour du stade, et place le débat entre assimilationnistes et indépendantistes à un niveau jamais atteint jusque-là dans les masses populaires des grandes villes.

Au même moment, pas loin de là, un imam de 69 ans, Bendali Amor Mahmoud Ben Hadj, dit Kahoul, imposé par l’administration coloniale à la tête de la plus grande mosquée de rite malékite de la ville, est poignardé à mort. C’est le second coup de théâtre de la journée, moins important sans doute que le premier mais qui va empoisonner le climat politique algérien jusqu’à la déclaration de guerre le 3 septembre 1939. Quatre malheureux sont arrêtés le soir même par la Sûreté générale et mettent en cause l’un des chefs des oulémas, Taïeb El-Okbi et un négociant connu de la Casbah, Abbas Turqui Mohamed Ouali, prestement arrêtés à leur tour. À cette version coloniale de l’affaire va très vite s’en imposer une autre, celle des adversaires de l’administration qui se recrutent dans les rangs musulmans et dénoncent, avec de bons arguments, la manipulation policière même si, selon l’auteur, ses sbires ne sont pas à l’origine du meurtre.

Une minorité arcboutée à ses privilèges

Christian Phéline manie avec talent l’art de la composition et après avoir présenté les faits, il consacre une deuxième partie de son ouvrage aux « lendemains », y compris lointains, du 2 août 1936 et à ses « rebonds » tardifs, dont des témoignages douteux sur le meurtre de Kahoul et l’apparition d’un personnage inattendu, Albert Camus, jeune journaliste à Alger Républicain qui défend les victimes de la manipulation policière montée par le gouvernement général, bastion permanent du conservatisme le plus aveugle.

Le refus absolu du régime colonial de s’ouvrir s’illustre dans son rejet des minces progrès politiques proposés par le gouvernement de Front populaire. Vingt mille électeurs musulmans supplémentaires seraient autorisés à garder leur statut personnel, c’est-à-dire à rester sous le droit musulman, eux et leurs enfants. C’est encore trop pour une minorité arcboutée sur ses privilèges et ses pouvoirs qui refuse tout en bloc, exploitant sans vergogne l’absence de toute volonté réelle de réforme du gouvernement à Paris. Ce statu quo morbide va condamner le Congrès musulman et les communistes algériens à l’effacement au profit des disciples de Messali durement touchés par la répression, mais dont les effectifs et l’audience parmi le peuple algérien se gonfleront jour après jour.

Dès l’année suivante, aux élections locales de 1937, le nouveau parti, le Parti du peuple algérien (PPA) progresse considérablement. Le Front de libération nationale (FLN), qui déclenche moins de vingt ans plus tard l’insurrection du 1er novembre 1954, sera un héritier rebelle du parti de Messali. Au passage, l’espoir d’un Parlement algérien et d’un pouvoir qui ne soit pas confisqué par une minorité politico-militaire s’est évanoui, mais n’a pas été oublié par le peuple, comme l’a montré le Hirak qui a manifesté pendant l’année 2019, chaque semaine, son rejet de l’autoritarisme.

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