Wahhabisme

Le rêve d’Arabie inassouvi de Napoléon

À la recherche d’alliés en Orient contre les Britanniques et les Ottomans, Bonaparte, dès son arrivée au Caire en 1798, prend contact avec le chérif de la Mecque. Devenu empereur en 1804, il continuera de suivre l’Arabie de près, mais n’aura pas le temps d’avancer les pions de l’empire.

« Un cavalier wahaby », dessin d’Émile Prisse d’Avennes in « Mœurs et coutumes des Wahabys », Magasin pittoresque, 1847
gallica.bnf.fr

En 1798, le Directoire instruit Napoléon Bonaparte, en partance pour l’Égypte, d’« assurer la libre et exclusive possession de la mer Rouge à la République »1. Le choix de l’Égypte répond à une lente maturation des rapports entre la France et l’islam et non seulement à l’objectif de défaire l’emprise britannique sur l’Inde.

Fasciné par l’Orient, Bonaparte a beaucoup lu sur ce sujet avant d’y entreprendre son périple fondateur. Son intérêt pour l’Arabie se concentre dans un premier temps sur le bassin de la mer Rouge, prolongement de l’Égypte. Il se comprend, dans la mesure où celle-ci représentait pour lui moins un but en soi qu’un moyen au service d’une vision stratégique beaucoup plus large.

Défier la domination ottomane

C’est donc en connaissance de cause qu’un mois après son entrée au Caire, le 25 août 1798, il adresse la première d’une série de lettres au grand chérif Ghaleb Ibn Musa‘id de La Mecque. Bonaparte perçoit le grand chérif comme un allié potentiel contre les Britanniques, mais aussi contre les Ottomans, qui entretiennent des rapports difficiles avec le grand chérif. Ceci est de nature à inciter ce dernier à se retourner contre son suzerain, comme Bonaparte l’exprime dans des termes qui feront fortune bien plus tard : « Pourquoi la nation arabe est-elle soumise aux Turcs ? […] Je veux rétablir l’Arabie »2.

Au-delà d’un sentiment arabophile qui lui faisait considérer Jésus et Moïse comme des prophètes arabes, Bonaparte avait bien saisi la fonction politico-spirituelle du grand chérif de La Mecque, car il avait « vu dans l’Islam un ensemble politique que l’on pouvait mobiliser »3. Il défiait donc la domination ottomane en mer Rouge, la Porte en contrôlant alors les deux rives du nord au sud. Maîtres des Indes, les Britanniques s’allièrent à l’empire ottoman pour en protéger les accès. Le sultan déclara la guerre à la France en septembre 1798, à l’heure même où le chérif Ghaleb recevait la première lettre de Bonaparte.

Le grand chérif lui répondra en tant « qu’ami de Bonaparte » qu’il ne sera pourtant pas, car il enverra un contingent le combattre en Haute-Égypte et prendra donc le parti ottoman. Mais il tenta dans un premier temps de ne pas choisir son camp, alors qu’il subissait la pression des Britanniques. Ceux-ci entretenaient à Djeddah un résident assez bien introduit pour réussir à intercepter les missives de Bonaparte. Comme la plupart de ses contemporains dans la région, le grand chérif voyait en leur expéditeur un envahisseur aux conceptions inintelligibles, notamment en ce qui concernait l’islam et sa prétention de libérer les peuples d’Orient de la domination turque, mais que son intérêt bien compris commandait de ménager.

La route des Indes

Il y avait là matière à s’entendre. En effet, la correspondance de Bonaparte montre qu’il saisissait bien l’importance politico-religieuse du Hedjaz, mais aussi celle de son commerce extérieur et d’une manière générale, les composantes de l’économie du bassin de la mer Rouge. C’était donc un potentat bien identifié qu’il visait. Il ne percevait le grand chérif de La Mecque qu’en tant qu’adjuvant au service de son projet, alors centré sur l’Égypte, mais qu’il ne tarda pas à élargir. Une fois rentré en France, son intérêt pour les développements survenus dans l’intérieur de l’Arabie montre qu’il explorait parallèlement la voie terrestre d’accès à l’Inde. En effet,

la victoire britannique au Bengale en 1757 définit la route des Indes comme les nouveaux axes géopolitiques qui vont dominer les deux siècles suivants l’histoire de l’Ancien Monde. [… Dès les années 1770, le passage par Suez commence à préoccuper Français et Britanniques 4.

Sa vision dépassait le Hedjaz, où Ghaleb Ibn Musa‘id tentait de contenir la poussée du premier État saoudien. Fuyant l’avancée de celui-ci jusqu’à la mer Rouge, le grand chérif se réfugia à Djeddah, où il repoussa l’assaut saoudien avant de récupérer sa capitale dès juillet 1803 grâce à l’appui ottoman.

L’orientaliste Louis Alexandre Olivier de Corancez (1770-1832) avait participé à l’expédition d’Égypte de Bonaparte avant de devenir diplomate, en poste à Alep et Bagdad de 1802 à 1810. Il relate lui aussi l’échec du premier État saoudien à s’emparer de Djeddah en 1803, puis au contraire son succès de 1806, dans son Histoire des Wahabis, depuis leur origine jusqu’à la fin de 1809 ( Crapard, 1810).

Un plan d’alliance raté avec les wahhabites

Bonaparte, qui connaissait bien Corancez, le charge en 1803 d’une mission diplomatique auprès du chef de l’État saoudien, Saoud Ibn Abdelaziz, qui aurait peut-être changé le cours de l’histoire de l’Arabie si elle n’avait échoué in extremis. La bibliographie pléthorique consacrée à Napoléon passe sous silence cet épisode certes mineur de l’épopée de l’empereur, mais qui fait preuve de son éclectisme diplomatique et de la persistance de son intérêt pour l’Orient bien après la campagne d’Égypte. Au moment où la situation du chérif Ghaleb Ibn Musa‘id semblait désespérée à Djeddah assiégée par l’armée de Saoud, Napoléon se montra disposé à changer son fusil d’épaule pour se ménager des appuis en mer Rouge et en Arabie.

Corancez, alors en poste à Alep, informe de la situation au Hedjaz son ministre Talleyrand, qui, sachant l’intérêt de Bonaparte pour les choses d’Orient, lui transmet l’information. Le premier consul mûrit alors à Paris son projet d’empire. Il demande à Talleyrand, par lettre du 28 septembre 1803, d’

expédier un courrier à Constantinople avec une lettre en chiffre à notre agent à Alep, pour lui faire connaître que, si la prise de la Mecque et de Djeddah se confirment, il prenne les moyens d’écrire au chef des Wahabites. Il lui écrira d’abord simplement que le consul Bonaparte désire savoir si les Français qui pourraient naviguer dans la mer Rouge, ou se trouver dans les pays qu’il occuperait, seraient protégés par lui, et si, dans le cas où ils viendraient en Syrie et en Égypte, ils seraient sûrs d’être préservés du pillage et d’être considérés comme des amis5.

Sans prendre les wahhabites pour les chefs de file potentiels de la renaissance politique arabe qu’il appelait de ses vœux, ni a fortiori planifier quelque expédition en Arabie, qu’elle fût maritime ou terrestre, on voit que son fameux rêve oriental a bel et bien amené Bonaparte à envisager la constitution d’un empire d’Orient. Mais son plan ne s’est pas plus concrétisé que la prise de Djeddah par les wahhabites. Corancez adressa sa réponse à son ministre le 9 janvier 1804 :

La lettre que vous m’autorisez à écrire aux Wahaabis ne devant, d’après vos ordres, leur être remise, Citoyen Ministre, qu’autant que la prise de la Mecque et celle de Djedda se seront confirmées, je dois remettre à un autre moment l’exécution de cet ordre et j’attendrai pour cela de nouvelles instructions de votre part.

Les plans d’alliance franco-wahhabite en resteront là, mais l’affaire n’a tenu qu’à un fil.

Certes opportuniste, Bonaparte voyait sans doute d’un bon œil l’expansion wahhabite, alors méconnue en France, en tant que révolte anti-ottomane illustrant ses conceptions sur le soulèvement des peuples d’Orient contre le despotisme et survenue après qu’il eut rompu son alliance avec l’empire ottoman, en juillet 1807. Son plan rejoignait, de plus, sa manipulation de l’islam, qui fait de lui un précurseur de l’utilisation politique de cette religion, mais un tel rapprochement semblait improbable, car les écrits européens sur le wahhabisme dont il avait connaissance le présentaient comme une sorte de déisme armé propre à la culture du désert, et non comme la redoutable réforme politico-religieuse qu’il allait devenir. D’autre part on ne peut pas préjuger de la réaction de Saoud à une lettre de Napoléon qu’il n’a jamais reçue, mais il éprouvait la même hostilité que lui envers les Ottomans et aurait donc peut-être répondu à ses avances.

La soif de connaissance de l’empereur pour ces alliés potentiels face aux Britanniques ne se limitait pas au domaine politique. À preuve le premier écrit en français sur les wahhabites, œuvre du Catalan Ali Bey El-Abbassi, envoyé par Napoléon en mission en Arabie en 1806. Il publia son récit en 18146.

Les ambitions orientales de l’empereur

Devenu empereur en décembre 1804, Napoléon n’en resta pas là et [« envisagea une nouvelle campagne d’Orient qui verrait une armée française marcher sur les Indes en accord avec les Ottomans et les Persans »7, mais la guerre d’Espagne engagée en 1808 et le caractère utopique d’une alliance perso-ottomane mirent fin au projet, si ce n’est à son intérêt pour la région.

L’empereur suivit avec attention la consolidation du pouvoir de Mohammed Ali au Caire de 1805 à 1811, puis son intervention en Arabie à partir d’août 1811. À preuve l’envoi en 1812 du colonel Vincent-Yves Boutin (1772-1815) en Égypte et en Syrie pour une mission de renseignement dans le cadre de laquelle il poussa jusqu’au Hedjaz à la faveur de la campagne de l’armée égyptienne8, mais où il trouva ensuite la mort.

Mais c’est le grand écrivain et homme d’État Alphonse de Lamartine qui popularisa un autre épisode de l’intérêt de l’Empereur pour les développements en Arabie dans l’annexe de son Voyage en Orient, publiée en 1835 : l’équipée de Théodore Lascaris de Vintimille (1774-1817) et de son drogman alépin chrétien Fathallah Sayegh. Selon le récit de ce dernier, dont Lamartine publie alors la traduction française, les deux hommes auraient conduit une mission de renseignement pour l’empereur en Arabie centrale jusqu’à la capitale du premier État saoudien, Dariya.

Effectué de 1811 à 1812 ou peut-être 1814, leur voyage coïncide avec son apogée. L’absence d’instruction écrite de Napoléon a jeté un doute sur la réalité d’une mission officielle et invalide donc la thèse, tirée de Lamartine relayant Sayegh, de l’envoi d’un agent chargé d’étudier un soutien français éventuel à une révolte wahhabite contre les Ottomans. Mais le voyage, bien réel, s’inscrit sans nul doute dans le contexte des ambitions orientales napoléoniennes et apporte une nouvelle preuve de l’intérêt que lui portaient les Français à l’époque, qui avorta à la chute de Napoléon en juin 1815.

Napoléon a donc envoyé plusieurs informateurs en Arabie et tenté des alliances avec ses deux principaux dirigeants autochtones, le grand chérif de La Mecque, puis le chef du premier État saoudien. Quoique n’ayant pas abordé le Hedjaz, Bonaparte l’avait intégré indirectement dans un « grand jeu » européen centré sur l’empire ottoman, avec pour conséquence d’étendre l’équilibre européen de la Méditerranée jusqu’à la frontière des Indes britanniques. Il dessinera ainsi ce qui deviendra un siècle plus tard le Proche-Orient. La campagne d’Égypte marque donc l’émergence d’une Arabie qui n’était pas encore saoudite dans la conscience politique française.

1Cité in Henri Labrousse, Récits de la mer Rouge et de l’Océan indien, Paris, Économica, 1993, p. 81.

2Cité par Henry Laurens, « Napoléon, l’Europe et le monde arabe », in L’Orient dans tous ses états. Orientales IV, Paris, CNRS Éditions, 2017 ; p. 57.

3Ibid., p. 54. Islam au sens de communauté musulmane.

4Henry Laurens, L’Europe et l’Islam, op.cit., p. 281.

5Correspondance de Napoléon Ier, Paris, Imprimerie impériale, 1862 ; tome 9, p. 5.

6Ali Bey el Abbassi (Domingo Badia y Leyblich), Voyages d’Ali-Bey el Abbassi en Afrique et en Asie : pendant les années 1803, 1804, 1805, 1806 et 1807, Paris, imprimerie de P. Didot l’aîné, 1814.

7Henry Laurens, L’Europe et l’Islam, op.cit., p. 290.

8Jean Marchioni, Boutin, le « Lawrence » de Napoléon. Espion à Alger et en Orient, pionnier de l’Algérie française, éditions Jacques Gandini, 2007.

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