Le roman de Dubaï

« Ougarit » de Camille Ammoun · Multiplicité des idiomes, diversité des habitants, labyrinthes des trajectoires... Peut-on raconter une ville-monde comme Dubaï ? C’est à travers un roman, Ougarit, que Camille Ammoun s’y est essayé.

La crise de l’urbanité est l’une des transformations majeures qui affectent les sociétés du Proche-Orient contemporain. La destruction de la ville ancienne d’Alep, de ses souks comme de ce qui restait d’une coexistence entre musulmans et chrétiens en constitue un des symboles les plus tristes. En contrepoint, l’émergence de Dubaï, ville marchande d’un nouveau type, juxtaposition d’infrastructures portuaires et aéroportuaires gigantesques reliées par des autoroutes tentaculaires striant le désert, ponctuée de malls et de gratte-ciels démesurés aux illuminations tapageuses incarne un nouvel âge urbain.

Ses clones se multiplient partout dans la région, du désert égyptien qui accueille la nouvelle capitale édifiée par Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte jusqu’aux façades littorales des villes historiques comme Rabat-Salé, Istanbul ou Beyrouth. Brutalité urbanistique et laminage social, exodes de réfugiés fuyant les décombres, et nouveaux agglomérats de populations déracinées en provenance d’horizons divers composent une nouvelle géographie. Elle interroge sur sa pérennité, face aux défis climatiques et en raison de la ténuité des liens sociaux tissés entre ces nouveaux groupements humains vulnérables à la mondialisation.

La plus ancienne ville de l’humanité

Libanais francophone, politiste ayant travaillé sur l’Arabie saoudite, Camille Ammoun a exercé pendant dix ans comme consultant en politiques de développement à Dubaï. Son expérience et sa connaissance intimes de ce décor nourrissent l’intrigue de son roman Ougarit. L’une des plus anciennes villes de l’humanité, exhumée par les archéologues non loin de la côte syrienne, offre ici son prénom au narrateur de ce récit, tandis que son patronyme est Jérusalem. Le voilà donc inscrit dans une filiation urbaine à la fois conflictuelle et ouverte à la découverte. C’est tout l’enjeu de sa « mission ».

Rejeton d’une vieille famille aleppine, Ougarit Jérusalem a fait sa vie en Europe où il exerce comme consultant en « urbanologie ». Il est appelé par les autorités de Dubaï afin d’identifier l’âme de la cité et de trouver les moyens de la magnifier pour en faire une ville véritable. L’intrigue noue alors plusieurs fils. La quête de cette improbable identité dubaïote confronte le narrateur et ses spéculations théoriques à la diversité plus riche qu’attendue de cette ville où il se cherche lui-même. Le résultat de sa commande suscite un conflit au sein du conseil exécutif de la cité, entre le tenant d’une ouverture et d’un rayonnement culturels et le partisan d’un État policier contrôlant les déviances politiques et morales.

Les retrouvailles avec son vieil ami Oriol, marin catalan échoué là par une mauvaise fortune en affaires et l’amorce d’une relation intime avec une galeriste iranienne font basculer l’intrigue dans un roman noir où les bas-fonds de Dubaï sont le théâtre d’un trafic reliant la Chine à Paris via le Mozambique, l’Inde et l’Iran.

Un imaginaire géographique

Le charme du roman provient de l’enchâssement réussi entre cette intrigue et tout un horizon littéraire qui explore les relations entre le soi, l’urbanité et l’Orient. À cet égard, on pourrait le situer entre Aurélien Bellanger et Mathias Énard. Le premier, auteur de L’Aménagement du territoire (2014, prix Amic de l’Académie française et prix de Flore) et de Le Grand Paris (2017) combine intrigue romanesque et style documentaire avec un intérêt pour la matérialité des espaces urbains et des territoires, et les joutes politiques qu’ils suscitent. Mathias Énard, auteur entre autres de Parle-leur de rois, de batailles et d’éléphants (2010) qui met en scène Michel-Ange à Constantinople/Istanbul et de Boussoles (2015, prix Goncourt) dont les personnages, jeunes orientalistes, arpentent les villes de Damas, Alep, Palmyre et Téhéran.

D’Aurélien Béllanger on retrouve une quête de la connaissance ultime de la ville à travers un personnage qui ambitionne autant d’en embrasser la connaissance théorique que de maîtriser les ressorts de sa transformation. De Mathias Énard, le goût pour la recherche d’un Orient aux villes fascinantes, qui fuit et se perd dans les lacets d’une érudition aussi vertigineuse que le sont les méandres de vies en quête de sens. Placer le récit sous l’invocation d’Ougarit, c’est justement partir à la recherche de ce qui serait l’essence de la ville et plus particulièrement des villes orientales.

Comme chez ces deux auteurs, la question du rapport entre l’expérience et l’écriture de la ville est un thème central du livre. Camille Ammoun convoque Jorge Luis Borges et son Aleph. Chez ce dernier, l’aleph, la première lettre de l’alphabet arabe, l’alpha grec, est un dispositif d’omniscience qui finalement doit permettre une connaissance de la ville de A à Z. Le narrateur part à la recherche de cet aleph, des bibliothèques privées aux souks en passant par les galeries d’art contemporain. C’est pour l’urbanologue un procédé par lequel il pourrait visionner toutes les voies, toutes les impasses et tous les carrefours de la ville, y compris ses nœuds sociaux tant présents que passés.

L’aleph devient un dispositif quasi cartographique, une sorte de système d’information historico-géographique qui tout à la fois résumerait et ferait voir la ville telle qu’elle est et telle qu’elle a été. L’originalité de cet instrument, c’est que chaque point est supposé contenir tous les autres ou du moins donner à voir tous les autres.

Le dilemme de l’aleph est alors celui de l’urbanisme et de l’improbable science urbaine, à savoir : peut-on, et comment, comprendre et exploiter tous les potentiels de l’expérience urbaine ? Au nom de quelles finalités et de quels intérêts ? Pour en faire un outil aux services des habitants ou bien un instrument de pression et de contrôle qui ne sert que les puissants ? Ce débat donne son énergie et sa structure au roman.

Langue et cosmopolitisme

À Dubaï la multiplicité des idiomes domine et le narrateur est un polyglotte francophone et arabophone. Ces deux langues sont ses langues maternelles, et en même temps la langue seconde des personnages est évidemment l’anglais. De manière plus surprenante, le héros maîtrise aussi le catalan, langue partagée avec un de ses vieux amis échoué dans la ville. L’une des questions troublantes que pose le roman est, finalement : quelle est la langue littéraire de Dubaï ? Cela revient aussi à se demander ce que la littérature fait à la ville et s’il peut y avoir une ville sans littérature.

Je ne saurais dire si la ville a déjà son ou ses romancier(s) en langue arabe. On pense évidemment à l’œuvre d’Abdel Rahman Mounif, même si elle porte plutôt sur des villes génériques du Golfe1. Qu’en est-il en anglais ? En tout cas, ce « roman de Dubaï » en français que nous livre Camille Ammoun illustre la richesse des imaginaires littéraires que suscite cette cité.

La multiplicité des idiomes renvoie à la diversité des habitants de cette ville, et à celle de leurs trajectoires, et souligne la tension entre les dubaïotes « de souche », avec leurs mémoires de pêcheurs de perles et de commerçants, et les expatriés/immigrés de tous horizons. Le personnage d’Ougarit, consultant européen en mission de quelques mois à Dubaï, est un type social crédible, plus sans doute que le personnage d’Oriol, marin catalan aux faux airs de Corto Maltese.

Le roman est peuplé d’autres figures qui composent la population cosmopolite de Dubaï : exilés ou marchands venant des rives proches de l’Iran turbulent, pour qui la ville est à la fois un havre protecteur, propice au développement de l’art contemporain, mais aussi un relais de la contrebande ; commerçants et trafiquants russes, indiens ou chinois qui usent de son port, de ses souks et de ses banques pour leurs activités marchandes opaques. Enfin, plutôt à l’arrière-plan, des travailleurs asiatiques ou africains exploités et maltraités, pour qui la ville représente néanmoins une ressource et une espérance.

Les flammes d’Alep

Si Dubaï est la scène principale de ce roman, la trajectoire d’Ougarit passe par de nombreuses autres villes de la région et d’ailleurs. Originaire d’une famille nationaliste arabe d’Alep en butte au régime baasiste, le narrateur a dû s’exiler pour ne pas subir le sort de son père qui paie de sa vie ses divergences de vues avec le régime syrien. La disparition d’Alep et de ses souks dans les flammes ouvre le roman, et cette brûlure est un aiguillon dans la quête d’un sens des villes de notre modernité, mais plus particulièrement de celles du Proche-Orient. Dubaï, cette ville soi-disant sans histoire, en incarne toute la superficialité, même si le roman esquisse aussi la possibilité que s’y niche une urbanité alternative. Le roman s’achève à Beyrouth, sorte d’anti-Dubaï, fatras chaotique où le narrateur expérimente une urbanité confinée à de rares poches destinées à quelques happy-few.

Face à ces désillusions urbaines, Barcelone et Paris, les deux cités européennes où le narrateur a longtemps vécu, et San Francisco, qu’il fréquente assidûment, incarnent les villes vraies et désirables, refuges des intellectuels et des dynasties bourgeoises du Levant en décomposition, dont les territoires sont dévorés par un « Daech » tentaculaire.

Ironique et amer, facétieux et riche d’une expérience intime, érudit, mais léger, ce roman réussi emmène ses lecteurs au cœur des contradictions et des défis du Proche-Orient.

  • Camille Ammoun, Ougarit
    Inculte, août 2019. — 352 p. ; 19,90 euros

1On lira les traductions en français : Cités de sel et À l’est de la Méditerranée parus chez Actes Sud.

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