NVO — Quelque trois ans après le début des « révolutions » ou « printemps » arabes, auxquels ont fortement contribué certaines organisations syndicales, se constitue une branche régionale de la CSI. Quels en sont les enjeux ?
Mustapha Tlili — Nous avons constaté une grande interconnectivité dans l’attitude des populations de cette région après le déclenchement du premier processus, en Tunisie. Deux ou trois semaines après, un même mouvement, avec les mêmes revendications – liberté, démocratie, justice sociale –, a gagné l’Égypte, puis ce fut le cas au Yémen, puis au Bahreïn, puis en Syrie, il y a eu également des manifestations en Algérie, et ensuite au Maroc avec le mouvement du 20 avril…Certes, les économies dans la région diffèrent, certaines vivent de la rente pétrolière et gazière, d’autres de leurs productions nationales. Les systèmes politiques sont différents : monarchies du Golfe, républiques civiles, républiques militaires. Mais partout la crise de l’autoritarisme politique est apparue au grand jour dans une région où, depuis très longtemps, le rapport du gouvernant au gouverné est celui du despote au sujet. En 2011, le sujet a exigé la citoyenneté et dit au gouvernement : il faut compter avec nous, gens appauvris et marginalisés interdits d’expression, « dégage ! ». Les citoyens ont vibré d’une seule voix, d’un seul cri de colère, avec la même intelligence, demandant la chute du pouvoir, pacifiquement. Les nouvelles générations, grâce aux nouvelles techniques d’information, aux télévisions satellitaires, voient le monde différemment, prennent conscience de leur droit de vivre différemment, de ne pas subir en silence.
Certains croient la situation de 2014 moins bonne qu’en 2011. En réalité, en 2011, c’était la stabilité politique dans le sous-développement et sous des régimes qui ne respectaient pas les droits fondamentaux des personnes. Un processus de démocratisation a commencé, il faudra plusieurs années pour en connaître pleinement les résultats.
NVO — Pour autant, les situations de chaque pays sont spécifiques. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) a contribué au changement en Tunisie et à la mise en place de la nouvelle Constitution. Quelle y est aujourd’hui la situation ?
M. T. — Il y a un parallélisme entre la Tunisie et l’Égypte. La situation économique et financière y est mauvaise pour des raisons objectives. D’une part, le legs de Zine el-Abidine Ben Ali et de Hosni Moubarak, qui compensaient leurs mauvais choix par de la propagande, cachant l’ampleur du sous-développement et de la pauvreté. Ensuite, les changements politiques ont été opérés par une population en colère, sans leaderships politiques ni coalitions de partis pour prendre la relève des pouvoirs déchus. L’urgence a consisté à mettre en place de nouvelles institutions. Il est difficile qu’en même temps la machine économique reprenne son cours. Enfin, durant longtemps, la population n’a pas eu le loisir de dire quoi que ce soit sur ses conditions de travail ; subitement, elle conquiert le droit de s’exprimer, de s’organiser, de créer un syndicat, de protester ; elle fait dès lors état de tout ce qui lui a manqué et de toutes les injustices qu’elle a subies. D’où l’explosion de la demande sociale, de la contestation, dans les lieux de travail, qui a contribué à paralyser l’économie. Et c’est normal.
NVO — Quels sont les grands chantiers économiques et sociaux prioritaires en Tunisie ?
M. T. — L’État est au bord de la faillite financière. Il est confronté à des dépenses de toute nature sans les recettes nécessaires pour y faire face. Dès lors, il peut soit aggraver l’endettement extérieur s’il est toujours solvable et jouit d’une bonne disposition à son égard des institutions financières et du marché international, soit ne pas répondre à la demande sociale interne et mettre en place une politique d’austérité politiquement inacceptable par la population. Ou bien, il peut faire ce qui n’a jamais été fait jusque-là : une réforme de la fiscalité pour prendre l’argent où il se trouve, chez ceux qui se sont constitué des fortunes sous le précédent régime ou parmi les classes moyennes en jouant sur le nombre et en contrôlant mieux le recouvrement de l’impôt. L’exigence d’une nouvelle fiscalité vient d’être soulevée, ce qui n’avait pas été le cas avec le gouvernement d’Ennahda, lequel espérait le soutien des États du Golfe. Mais le pays doit compter sur lui-même. Voici quelques jours, l’UGTT a demandé au gouvernement un audit des finances publiques. Par ailleurs, le pouvoir d’achat des Tunisiens baisse de jour en jour du fait de la spéculation : des gros commerçants ont tendance à vendre des produits de première nécessité à des prix qui n’ont rien à voir avec le prix de production. Ce qui suppose une intervention du gouvernement.
Avec l’ancien régime, le patronat avait deux principaux problèmes. D’une part, l’économie informelle et le marché noir, d’autre part la corruption. Ainsi, les marchandises arrivaient en Tunisie sans paiement des taxes douanières et aux dépens de la production nationale, avec la bénédiction du régime : une partie en profitait, et les bas prix et le marché noir servaient de soupape. Quant à la corruption, la belle-famille de Ben Ali a monopolisé l’activité économique et ses rouages – la situation étant un peu similaire en Égypte – empêchant les entreprises de poursuivre leurs activités, les obligeant à lui céder des parts…Le patronat a lui aussi besoin de nouvelles institutions. L’UGTT a signé un « pacte » avec l’organisation patronale : elle la soutient pour la relance de l’économie, et l’organisation patronale s’engage à respecter le droit syndical, la négociation collective et le dialogue social.
NVO — Après la chute de Moubarak, l’Égypte a connu des élections, puis des manifestations contre les orientations du gouvernement, puis son renversement par l’armée. Le pays vit une série de grèves, dans l’électricité, le textile à Mahalla al-Kobra, la céramique… Qu’en est-il ?
En Tunisie, en Égypte – et dans une grande part des pays arabes – l’équation politique consiste en un grand parti d’opposition dominant, les Frères musulmans, ou Ennahda… alors que la gauche et les libéraux ne sont que de petites formations. La première élection a été marquée par un vote de protestation, et de sympathie populaire à l’égard des formations islamistes, surprises du vote massif en leur faveur. En même temps, les sociétés n’acceptent pas facilement qu’on les régente ou qu’on leur impose une force politique hégémonique. En Tunisie, le dialogue a prévalu. En Égypte, l’armée est finalement intervenue.
Il faut distinguer le mouvement ouvrier et le mouvement syndical. Le mouvement ouvrier dans la région connaît une croissance sans précédent. Les travailleurs veulent avoir leurs droits et des conditions de vie décentes. Mahalla, c’est 27 000 personnes… Mais souvent le mouvement syndical, lui, n’est pas assez fort pour le prendre en charge ou négocier. Des comités de grèves sur le tas se créent. Certains se transforment avec le temps en syndicats. Le mouvement syndical fait face dans toute la région à des situations sans précédent. Cela va prendre un peu de temps. Il nous appartient d’aider les organisations à devenir plus performantes, à faire attention aux diverses catégories de salariés – les femmes, les jeunes –, à réformer leurs structures, à accepter la discussion. Nous allons vers une modernisation du syndicalisme dans la région pour être plus représentatifs et plus ouverts après des années de dictature. Nous encourageons cette mutation pour que les syndicats jouent leur rôle dans cette explosion de la demande sociale.
NVO — Dans des pays qui n’ont pas connu cette transition, comme le Maroc ou l’Algérie, la protestation est également présente, contre le sous-emploi, en Algérie contre la captation de la rente pétrolière, au Maroc où le mouvement syndical s’unit…
Au Maroc, le mouvement ouvrier, spontanément, sous le poids de l’appauvrissement et des mauvais traitements, se mobilise. L’unité syndicale n’était pas envisageable il y a quelques années, elle est une conséquence positive de la situation. Aucun syndicat seul ne peut faire face. Je crois que l’exemple sera suivi dans d’autres pays.
En Algérie, l’organisation syndicale officielle s’implique dans la politique, pratiquement sans rapport avec l’état de l’opinion, par exemple lors de l’élection présidentielle. Des syndicats indépendants sont en train de réussir dans le secteur public, l’enseignement, la santé, les municipalités. Mais les autorités ne veulent pas les laisser se constituer en confédérations. Après la présidentielle, la transition pour la démocratisation du régime est inéluctable. Dans ce contexte, il y aura certainement une plus grande reconnaissance de la liberté syndicale.
NVO — L’Arabie saoudite, les Émirats, le Qatar, Bahreïn, le Yémen… connaissent des problèmes particuliers : droit des travailleurs migrants, droit du travail, droit syndical. Cela évolue-t-il ?
M. T. — Trois organisations syndicales existent, l’une au Koweit depuis longtemps, l’autre au Bahreïn depuis 2004 et la troisième au sultanat d’Oman depuis 2008, preuves que même dans le cadre de ces systèmes monarchiques, c’est possible. Au Qatar, en Arabie Saoudite et aux Émirats, c’est toujours l’interdiction absolue. Les travailleurs migrants représentent jusqu’à 80, 90 % du salariat. Évoquer le droit syndical effraie les dirigeants de ces pays qui veulent des formes intermédiaires, comme des comités des travailleurs, sans compétence en matière de négociation salariale et ne concernant que les nationaux. Mais il y a des manifestations de travailleurs étrangers, comme récemment en Arabie saoudite, qui ne reçoivent pas leurs salaires durant des mois. Les dirigeants évoquent des problèmes de sécurité nationale. Mais il y a des choses que les peuples ne permettent plus, des dictatures que l’époque rejette. Cela ne viendra pas d’un coup, mais la pression du syndicalisme international peut y contribuer. À l’occasion de la préparation du Mondial, nous menons une campagne au Qatar dont personne ne parlait. Maintenant les grands médias s’y intéressent et un certain nombre d’organisations s’impliquent.
NVO — L’Irak, après des années d’embargo, connaît l’occupation depuis plus de dix ans. En Syrie, le régime continue de massacrer la population et les forces démocratiques sont marginalisées. La Palestine connaît occupation, colonisation, étouffement économique et social. Quel rôle le syndicalisme international peut-il jouer ?
M. T. — En Irak, en 2003, avec l’occupation, une nouvelle autorité a été mise en place mais sur une base inédite, confessionnelle. La situation s’est stabilisée, mais dans la méfiance les uns des autres. Parfois, les conflits se règlent dans les enceintes parlementaires, parfois par le terrorisme. Dans cette atmosphère, le gouvernement ne veut pas permettre aux travailleurs de s’organiser librement. Il les voit comme sources de contestations non seulement sociales mais politiques et au service de l’adversaire. En Palestine, nous défendons une position de principe : ce qu’a décidé depuis longtemps le droit international. Ainsi, par exemple, les colonies sont illégales et ne devraient pas exister. Nous souhaitons que les négociations israélo-palestiniennes débouchent sur un accord global pour que les Palestiniens recouvrent leurs droits et accèdent à un État souverain. L’Union européenne est dans l’expectative, les initiatives américaines sont souvent dictées par un contexte interne. Le nouveau round de négociations est opaque. Un accord historique s’impose pour la restitution aux Palestiniens de leurs droits conformément au droit international et un retour à la situation d’avant le 4 juin 1967. En Syrie, une tragédie humaine se déroule sous nos yeux. Au-delà des morts et des blessés, plus de deux millions de déplacés survivent dans des conditions indescriptibles. Les Syriens ont manifesté pendant six mois pacifiquement. La répression dure depuis plus de trois ans. Le conflit devient international, mais le peuple est abandonné à son sort. Nous n’avons pas encore pris, au plan syndical, d’initiative à la mesure de la souffrance de ce peuple. Mais nous allons le faire incessamment car en 2014, on ne peut vivre avec ce drame.
NVO — Le congrès de la Confédération syndicale arabe, branche régionale de la CSI, doit se tenir prochainement. Avec quels objectifs ?
M. T. — Nous avons tenu des réunions constitutives et nous aurons un congrès constitutif en septembre, en principe à Amman : deux jours de réunion pour les réseaux de femmes et les jeunes, les 7 et 8, et le congrès les 9 et 10. La constitution de la CSI décidée en 2006 lors de sa création ne prévoit que des organisations continentales. Il faut donc l’amender, ce qui a été soumis au conseil général et discuté au bureau exécutif avant d’être soumis au congrès à Berlin en mai.
Dès la fin du XIXe et le début du XXe siècle, s’est diffusée l’idée syndicale dans notre région. Il y a eu des syndicats. Mais au Moyen-Orient avec l’apparition des régimes militaires, les coups d’État, les syndicats ont surtout été des instruments des pouvoirs en place. Nous nous sommes fixé un autre combat avant même le printemps arabe : qu’il y ait des vrais syndicats qui ne soient pas l’émanation des régimes. Nous avons l’ambition que d’ici à la fin de la décennie, aux organisations fantoches succèdent des syndicats choisis par les travailleurs eux-mêmes, avec des élections démocratiques. C’est l’une des conditions de la démocratie.
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