« Les complices du mal », ou les nouveaux islamophobes
Nouvel avatar du bashing de La France insoumise (LFI), l’ouvrage d’Omar Youssef Souleimane prétend révéler les liens entre la gauche, l’islamisme et l’antisémitisme. Le tout à travers de formidables raccourcis qui se nourrissent d’un climat anti-musulmans, et l’alimentent en retour.
Comme les brûlots xénophobes, les pamphlets anti-La France insoumise (LFI) ont le vent en poupe chez les éditeurs français. Ils constituent un sous-genre qui assure à son autrice ou auteur un accès quasi illimité aux plateaux de télévision, aux studios de radio et aux colonnes de la presse, et plus uniquement à ceux de la droite extrême.
L’auteur Omar Youssef Souleimane a eu droit à un pont d’or. Une semaine avant la sortie de son nouveau texte Les complices du mal publié par les éditions Plon et paru le 2 octobre 2025, il était invité dans la matinale de France Inter. La maladroite mise en demeure transmise par les avocats de LFI à l’éditeur pour consulter l’ouvrage avant sa parution transformait efficacement celui-ci en « livre que Mélenchon veut censurer ».
Dans la catégorie non-fiction, l’ouvrage était mi-octobre en tête des ventes, talonné par le propagandiste de la théorie du grand remplacement Philippe de Villiers. Sorti peu de temps avant, Les nouveaux antisémites. Enquête d’une infiltrée dans les rangs de l’ultragauche (Albin Michel, 2025) de la journaliste Nora Bussigny défend une thèse similaire, mais a été presque effacé dans les médias par le texte de Souleimane.
L’argumentaire est rodé, simplificateur à l’extrême : l’antisémitisme n’est plus aujourd’hui à droite, mais à gauche sur l’échiquier politique. Celle-ci est coupable, pour gagner des électeurs, de s’accommoder d’une hostilité ontologique parmi les musulmans pratiquants à l’égard des juifs. Le diagnostic est pourtant contredit par nombre de faits. Le dernier rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCGH) sur l’antisémitisme en France, publié mi-2025, relève une hausse générale des préjugés négatifs sur les juifs après le 7 octobre 2023. Mais il rappelle que les chiffres demeurent, parmi les partisans de gauche, très inférieurs à ceux des partis de droite et d’extrême droite — pourtant soutiens indéfectibles d’Israël1.
Une soirée « pour la République »
Le propos des Complices du mal résonne pleinement avec une multitude de démarches, poussées en particulier par les médias appartenant au groupe Bolloré. Il permet également de légitimer l’initiative du député Laurent Wauquiez (Les Républicains), piteuse tant elle s’est embourbée dans les procédures, de créer une commission parlementaire sur les liens supposés entre les Insoumis et l’islamisme. Omar Youssef Souleimane a d’ailleurs été auditionné par celle-ci le 16 octobre 2025.
L’auteur avait auparavant été invité à s’exprimer lors de la soirée « Pour la république » organisée en mars 2025 par le collectif Agir ensemble, émanation d’Elnet France, acteur central du lobby pro-israélien. La soirée avait réuni droite dure, figures du Printemps républicain et organismes soutenus financièrement par le milliardaire d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin. La volonté de stigmatiser un large pan de la gauche est ainsi portée par toute une sphère d’organisations. Le parallèle avec l’éviction réussie de Jeremy Corbyn de la tête du Parti travailliste au Royaume-Uni suite à des accusations d’antisémitisme est parfois saisissant.
L’ouvrage de Souleimane trouve d’autant plus d’écho que, depuis deux ans, l’engagement d’une partie de la gauche en faveur de la Palestine, France insoumise en tête, a pu être décrit dans les médias de masse, et par une part significative des responsables politiques, comme uniquement tactique. Par ailleurs, la démonstration d’Omar Youssef Souleimane est accueillie avec d’autant plus de bienveillance dans la presse que les mobilisations critiquant Israël ont été si fréquemment criminalisées, automatiquement renvoyées à une forme d’antisémitisme. Le texte joue ainsi sur du velours, déroulant sa prose dans un espace qui a érigé le « wokisme », l’anti-colonialisme, le droit international et les aspirations à l’égalité en périls civilisationnels.
L’auteur comme argument
Réfugié syrien d’origine musulmane, né en 1987, devenu français après avoir fui la répression de Bachar Al-Assad, Omar Youssef Souleimane place sa propre trajectoire au cœur de sa démonstration. Dès l’introduction, il explique en somme que c’est parce qu’il a été éduqué dans une société antisémite qu’il sait reconnaître les antisémites et leurs sous-entendus. L’eurodéputée LFI Rima Hassan devient alors, dans son récit, le symbole même de cette supposée dérive antisémite de la gauche : le fait qu’elle ait, comme lui, grandi en Syrie est ainsi présenté comme une preuve de culpabilité. De nombreuses pages lui sont consacrées, et c’est une photo d’elle en manifestation qui figure sur la couverture du livre.
Le profil de l’auteur est censé offrir un surcroît de légitimité à son propos et fonctionne comme un argument d’autorité : « Mon origine, source de souffrance est aussi un outil pour enquêter », affirme-t-il. Il s’agit là d’un procédé qui est assez commun, fréquemment mobilisé par des figures qui portent un discours soi-disant critique sur les Arabes et les musulmans. La dite-humoriste Sophia Aram en est une incarnation devenue bien peu subtile tant son message est obsessionnel et confine à un acharnement qui n’a vraiment plus rien d’amusant. Le dessinateur Riad Sattouf en fut un autre exemple il y a quelques années. Ses souvenirs d’enfance amers en Libye et en Syrie, portés en roman graphique il y a une décennie, l’ont conduit à véhiculer les stéréotypes racistes sur la supposée arriération des Arabes qui, nous racontait-il, sentent parfois l’urine.
L’ouvrage n’est pas dénué de pertinence quand il quitte son objet politique français. Le retour en Syrie de Souleimane après la chute du régime d’Al-Assad n’est pas, par exemple, inintéressant. Mais ces quelques paragraphes — aux nombreux détails qui risquent bien d’ennuyer les non-spécialistes — n’effacent pas sa prétention : sa supposée connaissance intime de l’islamisme lui permet de le démasquer au sein des mobilisations pour la Palestine en France. Charge à lui de déceler les signaux faibles que la plupart des Français, et même les institutions, seraient incapables de voir. Sa socialisation à une religion forcément antisémite, particulièrement quand il a vécu adolescent en Arabie saoudite, était d’ailleurs au centre d’un précédent témoignage publié en 2018 : Le petit terroriste.
Faire feu de tout bois
Le problème principal des Complices du mal réside dans les procès d’intention qu’il formule. D’une part, il monte en épingle divers phénomènes et les érige en dangers pour la démocratie, mais fait fi des rapports de force effectifs. Comme les défenseurs invétérés d’Israël, il fait mine de croire que les digues érigées contre l’antisémitisme auraient sauté à gauche depuis le 7 octobre 2023, et qu’il s’agirait là d’un enjeu tout bonnement existentiel. La mécanique est implacable dès lors que l’auteur fait mine de croire que des errements ou bêtises indéniablement antisémites de quelques jeunes engagés, souvent dépourvus de toute culture militante ou même de formation, marginalisés dans les instances des partis, dicteraient le devenir de la gauche, et donc potentiellement du pouvoir à venir.
D’autre part, l’ouvrage joue sur une vraie ambiguïté. Il se nourrit des préjugés sur l’islam, et sur l’ignorance de sa pratique dans la société française, et en particulier parmi les élites journalistiques et les décideurs, pour aboutir à sa criminalisation de fait. Tout signe de pratique religieuse, même le plus banal — comme la prière —, et toute prise de parole d’un musulman s’exprimant en tant que tel dans l’espace public deviennent des motifs de soupçon, ou des preuves d’une collusion avec l’islamisme antisémite. La permanence de la pratique religieuse devient en elle-même insupportable, la preuve à ses yeux d’une incapacité de la France à se défendre.
Une telle logique fait directement écho à diverses publications, dont la très critiquable recherche de Florence Bergeaud-Blackler sur ce qu’elle nomme le « frérisme ». Le propos s’appuie aussi sur le rapport controversé sur « l’entrisme des Frères musulmans » fuité par le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau en juin 2025. Les décisions de fermetures d’associations de lutte contre l’islamophobie, d’écoles musulmanes, de mosquées ou les expulsions de religieux souvent instrumentalisés par le gouvernement depuis une décennie procèdent de la même logique et constituent des atteintes aux libertés publiques, insuffisamment dénoncées.
La mise en scène de l’enquête
L’ouvrage enfin s’appuie sur un ressort sensationnaliste qui mériterait d’être traité avec circonspection par les éditeurs et la presse qui en parle. Les complices du mal est présenté comme une enquête dont les conditions de réalisation ont exigé des techniques d’infiltration poussées, signalant un caractère secret, fermé et foncièrement hostile à l’extérieur. Elle rappelle les élucubrations de Mohamed Sifaoui sur la manière dont il avait infiltré une cellule d’Al-Qaida.
De façon tout à fait intéressante, Les Nouveaux antisémites, de la journaliste Nora Bussigny, offre une identique mise en scène, ici au sein de ce qu’elle nomme « l’ultragauche ». Pour son précédent ouvrage, Les Nouveaux inquisiteurs, paru en 2023, elle prétendait avoir dû revêtir une perruque rose fluo pour donner du crédit à son personnage de militante « wokiste » et pénétrer le milieu, sans éveiller les soupçons des camarades, pour mieux les démasquer. L’on atteint là le risible.
Si Omar Youssef Souleimane s’est épargné le costume multicolore, il confirme aller aux manifestations pour la Palestine, « grimé », comme il le faisait « à Damas », mais là avec un keffieh (pourtant aucunement obligatoire pour défiler !), des lunettes de soleil, un chapeau et du fond de teint. La mise en scène de l’enquête transforme la sphère militante de gauche en espace paranoïaque qui aurait tout à cacher. Au contraire, les mobilisations autour de la question palestinienne ont essentiellement pour fonction de publiciser la guerre à Gaza, d’imposer un récit alternatif qui ne peut gagner qu’en mobilisant le plus grand nombre et en occupant l’espace politique et médiatique.
Cette logique d’ouverture des partisans de la Palestine se double d’une attention particulière des cadres des partis de gauche pour dénoncer les propos antisémites. C’est ainsi que l’enquête de Souleimane, par-delà les procès d’intentions, accouche d’une souris. Les pages sur les mobilisations au sein des universités, par exemple à Sciences Po, manquent réellement de substance, reposant essentiellement sur le récit d’un étudiant affilié au Printemps républicain. L’auteur semble par ailleurs incapable de mobiliser des exemples de condamnation par la justice pour racisme ou antisémitisme d’élus, cadres ou intellectuels issus de cette gauche ici injuriée. L’on en vient presque à se demander si la seule faute de celle-ci, aux yeux de Souleimane, ne serait pas son utilisation du terme génocide pour parler de la guerre israélienne à Gaza. Il fait en tout cas le relevé constant, et toujours à charge, de ses occurrences dans les déclarations de tel ou tel cadre ou militant.
Signe de la faiblesse de l’enquête, l’on s’étonnera de ne trouver dans l’ouvrage aucune mention d’Ismaël Boudjekada poursuivi pour des propos désignant Yahya Sinouar, chef du Hamas à Gaza tué par un drone israélien le 16 octobre 2024, comme un « héros », ainsi que pour des déclarations homophobes. Élu d’opposition dans le Doubs et candidat aux élections législatives de 2024, il avait été à tort présenté comme soutenu par la France insoumise dans des médias. Il doit être jugé le 23 octobre 2025.
Finalement, l’argumentaire porté par le livre adopte une logique qui confine au complotisme. La participation des musulmans au débat public et leur engagement dans un cadre non religieux constituent en eux-mêmes les signes d’un entrisme et d’une volonté de manipulation secrètement portés au niveau collectif, comme coordonnée et qui ont trouvé en LFI un « Cheval de Troie ». Le simple exercice de la foi se trouve lui-même criminalisé et renvoyé au terrorisme. Dans la France de 2025, un tel argumentaire spécieux, dès lors qu’il cible la gauche et les musulmans, est érigé en discours de vérité, en un cri d’alerte qui donne accès à la quasi-totalité des médias généralistes.
1Pour La France insoumise, le sondage réalisé révèle que 40 % des partisans développent des préjugés décrits comme antisémites, contre 45 % de celles et ceux qui s’affilient aux partis de la droite, et 55 % au Rassemblement national.
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