Exposition

Les derniers mots d’Etel Adnan

Le centre Pompidou-Metz accueille l’exposition « Écrire c’est dessiner », conçue par l’artiste libanaise Etel Adnan, disparue à l’automne. Cette rétrospective testamentaire explore les correspondances entre les lettres et les dessins, au cœur du travail de nombreux artistes.

Etel Adnan, Rihla ila Jabal Tamalpais (Voyage au Mont Tamalpais), 2008
Courtesy Galerie Claude Lemand, Paris.

Journaliste, poétesse, romancière, peintre, illustratrice : l’artiste libanaise Etel Adnan décédée à l’automne 2021 rue Madame à Paris était, à plus de 96 ans, d’un calibre courant au XXe siècle, celui des femmes-mondes. Avide d’expérience humaine et de création artistique, elle aura fait de son œuvre, entre Paris et Beyrouth, San Francisco et New York, une synthèse entre la base de l’éducation et de la culture populaire, l’écriture et l’expression d’une peinture d’avant-garde, neuve et profondément originale.

L’écriture mérite-t-elle en soi les cimaises d’un musée autre que voué à la typographie ou à la calligraphie, qui sont en soi de belles causes ? Oui, a répondu Etel Adnan. Quelques mois avant sa mort, elle a imaginé une exposition traversée par les mots, les phrases, l’écriture, et ce que signifie — ou au moins ce qui rassemble — l’écriture et le dessin. Installée au Centre Pompidou-Metz, disons d’emblée que c’est une exposition fulgurante, pétillante d’intelligence et de beauté.

Femme de tous les mondes

Sa triple nationalité — libanaise, française et américaine — ne rendait pas exactement compte des origines d’Etel Adnan, essentiellement levantines : un père turc et musulman né à Damas, fonctionnaire de l’empire ottoman ; une mère grecque et orthodoxe. « Mon père fut éduqué en turc, allemand et français, tout en ayant précédemment été éduqué en arabe à l’école coranique jusqu’à ses douze ans », écrit-elle. Sa mère parlait le grec, le turc et le français. Ses parents échangeaient à l’oral en turc et à l’écrit en français. Des Dardanelles, pendant la première guerre mondiale, son père écrivait « au son du canon » et en français --- pourtant la langue de « l’ennemi » — des lettres au romantisme sombre à sa femme, « qui parlaient d’amour, de guerre, de vie et de mort ».

« La population de l’empire ottoman n’était pas homogène, note Etel Adnan. C’était un empire où la langue turque n’était même pas la plus parlée. Presque tout le monde connaissait au moins un peu d’une autre langue en dehors de la sienne ».

Après sa naissance en 1925, au tout début du protectorat français, elle grandit à Beyrouth en apprenant le français, le grec et le turc, mais pas l’arabe. Chez les Sœurs qui la scolarisent, l’arabe est considéré comme la langue des pauvres, et son usage farouchement combattu. Cela sera fondamental pour son travail, au centre duquel on trouve certes les mots et leur interprétation, mais aussi sa détermination personnelle à s’approprier l’arabe, à l’écrire, à trouver dans la forme de ses lettres et l’architecture de ses mots des éléments de culture universelle, et peut être des réponses plus personnelles. C’est aussi un projet à la dimension politique, que met finement en lumière l’exposition de Metz. En ces temps de repli identitaire, placer dans une démarche comparative Victor Hugo et Mahmoud Darwich, à la fois consciences nationales, artistes universels et sources d’inspiration pour bien d’autres artistes est tout autant de bon sens que courageux.

Femme-monde et donc femme de tous les mondes, Etel Adnan avait choisi comme illustrations sonores d’un portrait que lui avait consacré RFI en 2015 Ghani li chouïa d’Oum Kalsoum et un extrait de Sketches of Spain de Miles Davis, deux morceaux de convergence culturelle interprétés par des stars planétaires. Ils illustraient assez bien cette formule qu’utilisait Etel Adnan pour expliquer sa démarche : « Transformer les mots et les visuels en une sorte de partition musicale ». Elle présente avec cette exposition une véritable synthèse de ce qui unit l’écriture et le dessin, par delà les graphies de l’arabe bien sûr, mais aussi du japonais, du français, de l’anglais et de bien d’autres langues.

L’écriture, le dessin et le cadre

D’autres liens unissent écriture et dessin, à commencer par la beauté du texte, son phrasé qui prend forme sous la plume de l’auteur. La forme du texte, son style, sa patte, la vitesse ou la lenteur avec lequel il est écrit, la multiplicité des retouches et corrections ou au contraire leur absence forme un tout, une page, une belle page. Des correspondances de Paul Verlaine ou de Vincent Van Gogh, des pages illustrées d’Édouard Glissant ou de Louise Bourgeois (de toute beauté !), des dessins espiègles de Marguerite Yourcenar ou d’Arthur Rimbaud, des esquisses de Pierre Alechinsky (légendées) et d’autres de Roland Barthes (sur papier en-tête du Collège de France), les hallucinants manuscrits de Pierre Guyotat : autant d’indications que les deux univers sont proches, même si l’ordinateur et ses avatars ont détruit la beauté intrinsèque d’une page d’écriture ou l’obscurité griffonnée des brouillons.

Ce que veut démontrer Etel Adnan à travers ces nombreux et splendides exemples, c’est que la construction de la page, son cadre est aussi important pour l’artiste que son contenu. La construction de la page, et par delà d’un livre, fut d’ailleurs au centre de son travail. Elle s’inspirera de techniques japonaises pour ses œuvres en forme de livres-accordéons, les leporello, mot évidemment d’origine vénitienne, ville s’il en est de l’écriture, du papier et des faux-semblants.

Etel Adnan racontait qu’un ancien soldat américain, devenu l’une des figures de la Beat generation, Rick Barton, lui avait fait découvrir au retour d’un voyage en Asie les leporello, entre deux pipes d’opium. Elle va s’emparer de cette technique graphique, ne laissant entre les plis des pages et sur les rectos comme sur les versos aucun espace libre. On découvre à Metz plusieurs de ces leporello. En particulier Dhikr, réalisé en 1978 pendant la guerre civile au Liban. Dans cette œuvre, Etel Adnan recopie en arabe 2 500 fois le nom d’Allah, des formes en aquarelle brisent la monotonie de l’écriture répétitive et ne sont pas sans rappeler celles du sculpteur Alexandre Calder.

L’exposition ne peut évidemment ignorer l’importance majeure de la calligraphie arabe, celle qu’Etel Adnan a toujours cherché à dompter. Les chants de Marrakech de Brion Gysin (1959), les Illisibles de Mirtha Dermisache (1970) et enfin les extraordinaires lettres créées entre 1980 et 1987 par Rachid Koraïchi pour Une nation en exil de Mahmoud Darwich (1980-1987) sont autant d’œuvres puissantes, promptes à réveiller le dialogue entre les cultures. Après tout, l’écriture est une affaire d’échange, et on sort du Pompidou-Metz plus réveillé, en tout cas sans envie de lâcher la plume.

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