Documentaire

Les méandres de la justice internationale face à la machine de mort syrienne

Les âmes perdues, film documentaire de Stéphane Malterre et Garance Le Caisne, en salles depuis le 3 mai 2023, témoigne des procédures en cours pour tenter de traduire les criminels de guerre syriens en justice, à la suite de l’ouverture du « dossier César », du nom de ce photographe militaire syrien qui a exfiltré des dizaines de milliers de photographies de cadavres suppliciés dans les geôles du régime.

© Dulac distribution

C’est une lutte de longue haleine et semée d’embûches, qui oscille entre espoirs et désillusions, entre le temps long de la justice et la courte mémoire politico-médiatique, entre histoires intimes et institutions internationales. Au cœur du film, les enjeux complexes liés aux poursuites judiciaires à l’encontre des criminels de guerre syriens. Premier obstacle : la Syrie n’a pas ratifié le statut de Rome, traité fondateur de la Cour pénale internationale (CPI). Or, cette dernière ne peut être saisie que pour des crimes commis sur le territoire ou par un ressortissant d’un État partie, ce qui exclut de fait les crimes commis en Syrie par des Syriens. Exceptionnellement, la CPI peut aussi être saisie sur demande du Conseil de sécurité de l’ONU. Une option que les systématiques veto russe et chinois réduisent à néant. La CPI se trouve donc dans une impasse, du fait de son fonctionnement même et des blocages que rencontre l’ONU pour tout ce qui concerne les alliés de la Russie en général et la Syrie en particulier.

Aujourd’hui, c’est donc le principe de compétence universelle, adopté uniquement par quelques législations nationales, qui prend le relais de la justice pénale internationale et permet de poursuivre les crimes contre l’humanité commis en Syrie. Ces commissions d’enquête nationales sont appuyées par le Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), mécanisme hybride dédié à la Syrie, créé malgré tout par l’ONU en 2016. Le développement de ces outils de circonstance est le témoin des limites intrinsèques des organisations internationales, qui les poussent elles-mêmes à mettre en place des stratégies de contournement, comme un aveu à la fois de leur propre impuissance, mais aussi de leur volonté à faire la lumière sur ces crimes.

Une volonté qui n’est pas toujours partagée par les politiques nationales. À la suite de « l’affaire César », des plaintes ont été déposées en Espagne, en France et en Allemagne, traquant les brèches dans les textes régissant leur compétence universelle respective. Ce sont les deux premières que suit le documentaire de Garance Le Caisne et Stéphane Malterre. Les deux plaignants ont à la fois la nationalité syrienne et celle du pays européen dans lequel ils vivent, et c’est ce qui leur permet de se lancer dans cette longue procédure semée d’embûches, avec l’énergie et l’espoir de ceux qui savent que leur histoire pourrait faire pencher la balance, et rendre justice, au-delà de leurs proches, à toutes les victimes de la violence du régime syrien.

Le silence politique et judiciaire

Car le film s’attache aussi et surtout aux trajectoires individuelles, au courage et à la ténacité de celles et ceux qui se lancent dans cette quête de justice et de vérité, à celles des plaignants, des témoins, des experts et des avocates qui avancent ensemble, parfois à tâtons, sur le chemin sinueux de ces affaires judiciaires.

En France, Obeida Dabbagh veut juger les responsables de la disparition de son frère et de son neveu Mazzen, et Amal, en Espagne, tente de faire la lumière sur la mort de son frère Abdul dans les geôles du régime, après avoir reconnu sa photo dans le dossier César.

César par qui tout commence, Obeida qui garde espoir de revoir ses proches, Amal qui veut que justice soit faite au prix de la sécurité de sa famille en Syrie, mais aussi Mazen Al-Hamada, le témoin survivant ou Sami, le complice du photographe : le film les suit, les accompagne, recueille leurs espoirs, leurs témoignages, leurs désillusions.

Les avocates, rompues à la temporalité judiciaire, sillonnent l’Europe du nord au sud pour rencontrer leurs confrères, des chercheurs, des spécialistes, des témoins. Elles ne baissent pas les bras, mais serrent les poings face au silence politique, aux impasses du système judiciaire, à la fatigue des familles qu’elles accompagnent.

De rendez-vous officiels en manifestations, de Paris à Istanbul, de rencontres sous haute protection avec César en échanges informels avec les familles impliquées dans les procédures, le film retrace l’implacable machine de mort syrienne, mais aussi le terrible silence qui accompagne les tentatives de la société civile pour en traduire les responsables en justice. Ces hommes et ces femmes qui ont tout sacrifié sont fatigués. Fatigués de se battre encore, fatigués de se répéter, d’espérer, d’attendre. Comme Amal, qui refuse aujourd’hui de parler publiquement de l’affaire qui l’a conduite devant les tribunaux. Comme Mazen Al-Hamada, aujourd’hui disparu dans les geôles dont il était revenu. Comme la fille d’Obeida, qui pleure dans le bureau de l’avocate devant l’impuissance de cette justice qui traîne. Ils et elles sont les héros et héroïnes de ce nouveau conflit larvé qui se mène encore à armes inégales : le combat pour la justice.

Car demander justice, c’est prendre un risque. Prendre le risque de mettre en danger les disparus s’ils sont toujours vivants, de menacer leurs proches, le risque que l’affaire n’aboutisse pas, que les justices nationales se déclarent incompétentes, que les politiques s’en détournent. Une peur et un courage qui traversent les frontières, de la Syrie aux pays européens. Le documentaire, filmé sur la durée, sans intervention, sans voix off, sans questions, permet ainsi de percevoir la solitude profonde des personnages : seuls face à la disparition d’un proche, seuls dans le deuil impossible, seuls face à l’Etat terroriste syrien, et seuls face au silence politique occidental.

Certaines plaintes sont refusées par des cours qui se déclarent incompétentes. D’autres aboutissent. Et c’est à celles-là qu’il faut s’accrocher.

À celle qui a mené au procès de Coblence par exemple, la première à qualifier les crimes de guerre commis en Syrie par le régime de crimes contre l’humanité, et à l’issue duquel l’ancien colonel Anwar Raslan a été condamné à perpétuité.

Ou à la plainte d’Obeida Dabbagh, déposée en 2016, qui a débouché, en 2018, à l’émission de mandats d’arrêt internationaux à l’encontre de trois hauts responsables du régime : Ali Mamlouk, chef des services secrets syriens et proche conseiller de Bachar Al-Assad, Jamil Hassan, directeur des services de renseignement de l’armée de l’air syrienne et Abdel Salam Mahmoud, responsable des investigations de ce même service à l’aéroport militaire de Mezzeh à Damas.

La France, refuge des criminels de guerre ?

Le 29 mars dernier, les juges d’instruction ont ordonné leur mise en accusation devant la Cour d’assises de Paris. Une décision historique et une extrêmement bonne nouvelle, quand on la mesure à l’aune des restrictions françaises à la compétence universelle et de sa complaisance envers les proches du régime syrien.

En novembre 2021, la Cour de cassation avait ainsi annulé la mise en examen d’Abdulhamid C., arrêté dans le cadre de l’enquête sur le dossier César. Dans un arrêt rendu le 24 novembre 2021, elle avait en effet estimé les tribunaux français incompétents sur la base du principe de double incrimination, restriction à la compétence universelle spécifique au droit français, au motif donc que le droit syrien, lui, ne sanctionne pas les crimes contre l’humanité. Une interprétation trop restrictive aux yeux de nombreux magistrats1, et de la cheffe du MIII elle-même2. Dans une tribune, ils et elles s’inquiétaient : la France ne doit pas devenir un refuge pour les criminels de guerre.

Une crainte légitime quand on sait que quelques mois auparavant, Rifaat Al-Assad, exilé en France depuis 1984, poursuivi en Suisse pour crimes contre l’humanité en raison de son implication dans le massacre de Hama en 1982 et condamné, en France, à quatre ans de prison pour biens mal acquis, est retourné en Syrie après 36 années d’exil, alors même qu’il se trouvait sous contrôle judiciaire3

Lutter contre l’impunité

Le film est là pour le rappeler, et l’avocate Clémence Bectarte le martèle :

Cet aboutissement n’aurait pas été possible sans le courage et la détermination des Syriennes et des Syriens qui ont accepté de porter leur témoignage devant la justice française pour raconter la terrible réalité des crimes commis dans les geôles de Bachar Al-Assad. À l’heure où le régime syrien semble sortir impuni de toutes les atrocités commises, il est essentiel que ce procès, qui s’inscrit dans un long combat contre l’impunité, qualifie les crimes du régime et juge, même par défaut, ses plus hauts responsables.

Et s’il faut saluer l’implication de la société civile dans l’avancée de ces affaires, il convient, par ailleurs, de tout faire pour la protéger — elle, mais aussi l’image d’une justice pénale impartiale, indépendante et efficace dans la lutte contre l’impunité des crimes contre l’humanité commis au Proche-Orient.

Un jour peut-être ce film servira-t-il d’archive pour raconter le silence politique et les obstacles institutionnels et juridiques qu’auront surmontés les victimes et les organisations civiles impliquées dans la lutte contre l’impunité du régime syrien. Aujourd’hui, il apparaît résolument ancré dans le présent : des milliers de personnes disparaissent encore dans les geôles de Bachar Al-Assad. Des « âmes perdues » que le documentaire de Garance le Caisne et Stéphane Malterre rappelle à notre conscience.

— Garance le Caisne a consacré un livre au dossier César : Opération César. Au cœur de la machine de mort syrienne, Paris, Stock, 2015, et un autre sur Mazen Al-Hamada : Oublie ton nom. Mazen al-Hamada, mémoires d’un disparu, Paris, Stock, 2022.

— Stéphane Malterre a réalisé un film documentaire, Au nom du Père, du Fils et du Djihad, sorti en 2015.

1Aurelia Devos, « La France pourrait-elle devenir un refuge d’impunité pour les criminels contre l’humanité ? », Le Monde, 16 décembre 2021.

2Catherine Marchi-Uhel, « Pour éviter de devenir leur refuge, la France devrait reconsidérer les conditions qui l’empêchent de poursuivre les auteurs de crimes contre l’humanité », Le Monde, 16 décembre 2021.

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