
2006. Guerre israélienne dite « des 33 jours » au Liban. C’est aussi l’année où Lamia et Omar Abi Azar cofondent à Beyrouth, avec une dizaine d’autres artistes, le Zoukak Theatre qui se définit aujourd’hui comme un « laboratoire culturel » et irrigue de son action le pays tout entier.
2023-2024. Guerre génocidaire contre Gaza en représailles démesurées à l’attaque du 7 octobre. Extension au Liban. Sous prétexte d’éradiquer le Hezbollah et d’empêcher tout soutien à la cause palestinienne, c’est la population civile libanaise qui est également visée sans discernement.
Zoukak est sonné, mais reste debout. Il a déjà essuyé l’échec du soulèvement de 2019, puis le traumatisme de l’explosion du port de Beyrouth en 2020, près duquel il avait installé son studio, dans la Quarantina, qu’il a fallu reconstruire.
Le théâtre comme action politique
Pour le collectif, il est essentiel que chacun participe à tout. La création, que ce soit dans l’écriture, la mise en scène ou la réalisation, est partagée, car être un artiste au Liban, c’est un engagement politique. D’abord pour exister, trouver les financements dans un pays où il n’y a pas de subventions ni d’aides de l’État ; puis pour s’exprimer, porter sa propre voix et faire entendre celle de tous les exclus. Aussi interviennent-ils dans des camps de réfugiés palestiniens ou syriens, des centres sociaux, des prisons, des places publiques… explorant toutes les formes de jeu, des plus classiques aux plus performatives, pour s’adresser à tous les publics. Une manière de construire une citoyenneté sur l’acceptation des différences culturelles et religieuses, en refusant les lignes de démarcation confessionnelles et leurs diktats.
Les « artivistes » sont ainsi parvenus à construire et pérenniser un travail original, dans la réinvention d’un théâtre populaire qui assume l’analyse politique et toutes les formes hybrides de la création contemporaine. La musique, les lumières, la scénographie — même la plus épurée — ne sont pas des éléments de décor, mais viennent nourrir un jeu très physique et chorégraphié où les acteurs n’ont pas peur de bousculer les codes et les stéréotypes, et osent toutes les transgressions.
Ils ont aussi assumé une mission de soutien et de transmission aux compagnies et acteurs les plus jeunes. En 2016, Zoukak a créé le festival bisannuel, local et international Sidewalks, déployé dans divers lieux de Beyrouth et de sa périphérie. Ils ont instauré, pour toutes les représentations, la gratuité pour les personnes dépourvues de ressources, car pour eux, « il n’y a pas de vrai public s’il n’y a pas toutes les composantes de la société dans la salle. »
Si c’est au Liban que se déroule l’essentiel d’une activité autant fondée sur la création que sur la formation et le partage des outils artistiques pour mettre en commun la parole (ateliers, art-thérapie…), on peut aussi les voir tourner sur la scène internationale. Ce fut le cas à la comédie de Reims en 2021, lors du festival FARaway, au cours duquel ils présentaient I Hate theater I love Pornography (Je déteste le théâtre, j’adore la pornographie), un spectacle coup de poing sur la corruption politique et l’hypocrisie sociétale dans une forme provocatrice assumée.
« Lettres du sursol »
Avant de retrouver la scène et de se reconstruire après un cessez-le-feu qui n’en est pas un pour tout le pays, le collectif a invité à des « micros ouverts » au Studio tous ceux qui voulaient partager, sous la forme artistique de leur choix, leur expérience de la guerre.
Zoukak vient aussi de publier sur son site trois Letters from the ground (« Lettres du sursol »). Elles sont adressées aux intellectuels et artistes occidentaux, à la société libanaise et arabe, et aux citoyens du monde en général. Le collectif les présente ainsi :
Nous sommes agressés. Ici, au Liban, au Théâtre Zoukak, nous lançons une série de lettres qui émergent du moment présent. Chaque fois, nous nous adressons à un public ou à un groupe spécifique, en partageant avec lui ce qui nous trouble profondément. Par ces lettres, nous tentons de percer ce que les slogans occultent. Avec ces lettres, nous cherchons à respirer sous les décombres de la réalité, à dépoussiérer la crasse de la guerre et des nouvelles fabriquées... nous les envoyons comme des messages, comme le sourire d’un Palestinien sous les pieds des soldats.
Le titre est inspiré du roman de Dostoïevski Notes du sous-sol, dans lequel le protagoniste remet en question les valeurs humaines à partir d’un lieu souterrain, et du film Underground d’Emir Kusturica, qui raconte l’histoire d’un groupe qui vit sous terre pendant des années après la fin de la guerre, convaincu que la guerre est toujours en cours.
Si toutes sont percutantes, la première lettre, « From What Remains » (« Depuis ce qu’il reste ») nous interpelle particulièrement. Elle ne se contente pas de nous raconter les faits, qui sont amplement documentés ; elle nous interroge sur notre propre action ou inaction :
À l’adresse des artistes, acteurs culturels, penseurs, écrivains et philosophes des États-Unis, de l’Union européenne et des pays du Commonwealth.
Imaginez.
Un père de famille.
Dans ses bras, une boîte à chaussures.
Dans la boîte à chaussures, les restes de son fils.
C’est depuis ce qui – nous – reste que nous vous écrivons cette lettre.
Depuis ce qu’il reste nous regardons l’histoire ; celle que nous esquivons lorsque vous nous demandez : « comment ça va ? »
Depuis ce qu’il reste, il n’est nulle place pour la politesse. Ni pour la résilience.
Ce qui reste est niché dans l’honnêteté.
Ce qui reste est ce que nous affrontons. Les boîtes à chaussures de nos réalités.
Quand vous nous posez cette question, « comment ça va ? », les mots nous manquent.
Nous pourrions tenter de vous raconter ce à quoi nous faisons face.
Nous voici, en sursol, confrontés à des technologies militaires dérivées, pour la plupart, de l’intelligence artificielle ainsi qu’à des armes prohibées par le droit international. Ledit Israël cible nos civils, nos familles, nos journalistes, nos écrivains, nos penseurs, nos artistes, nos travailleurs sociaux et humanitaires, nos professionnels de santé et nos dirigeants politiques. Il détruit nos villes, déracine nos villages, viole nos terres agricoles, anéantit nos sites historiques, arrache nos oliviers et brûle nos chênes.
Depuis l’année 1948, nous sommes livrés à une stratégie d’anéantissement systématique de nos sociétés levantines tant au niveau culturel, géographique, social que politique et historique.
Aujourd’hui à Gaza, Israël assassine et ensevelit des familles entières, emprisonne et torture des hommes, des femmes et des enfants, brûle dans leur sommeil des familles déplacées, et coupe l’air aux nouveaux-nés. Ces crimes consentis en Palestine se poursuivent au Liban avec l’intention affichée de s’emparer de nos ressources et de coloniser nos terres. Et il ne s’agit là que de la récente et nouvelle escalade d’un crime systématique qui est perpétré sur/et qui ravage notre terre et nos corps depuis des décennies.
« La situation est compliquée », dites-vous. Les mots nous manquent.
« Nous sommes inquiets pour vous », dites-vous. Les mots nous échappent. Et nous réalisons qu’il s’agit de nous ; nous qui sommes inquiets.
Nous sommes inquiets de la censure qui se répand dans vos pays. Vos artistes, chercheurs, universitaires, journalistes, étudiants et employés sont constamment intimidés, réduits au silence ou contestés pour avoir simplement mentionné directement ou indirectement le mot « Palestine ». Les atrocités se déroulent sous nos yeux. Elles sont documentées en temps réel. En ligne. Hors ligne. Et pourtant, d’une manière ou d’une autre, la vie continue. Que cache cette censure ?
Nous sommes inquiets pour vous du discours qui domine vos débats publics. Ces derniers semblent se concentrer ou plutôt se contenter de relater les symptômes en occultant étonnamment les causes. Ces débats usent de termes tels que « conflit », « terrorisme » et « victimes civiles » là où il est lieu d’invoquer les termes « occupation », « colonialisme », « apartheid », « lutte pour la libération ». Au-delà d’un problème de bon sens, ce raisonnement témoigne d’un manque flagrant de justice.
Nous sommes inquiets lorsque nous voyons vos sociétés normaliser et légitimer violences et massacres. Nous voyons vos sociétés produire une pensée qui tolère, justifie ou s’accommode de l’utilisation de la violence laissant la main libre aux pouvoirs hégémoniques marquant, par-là, un naufrage total de l’éthique.
La montée en surpuissance des discours fanatiques et xénophobes au cœur même de vos sociétés nous inquiète. L’islamophobie s’y retrouve normalisée ; les idéologies xénophobes imposées annonçant un naufrage total de la politique.
« Comment pouvons-nous vous aider » demandez-vous. Les mots nous échappent encore une fois.
Nous ne voyons qu’à travers ce à quoi nous sommes confrontés. Ce à quoi nous sommes confrontés, c’est là où nous nous trouvons.
Nous sommes ici.
Nous sommes attachés à la force de la politique plutôt qu’à la politique de la force.
Nous sommes attachés à la vie en résistant à la « désinformation historique », cette distorsion du passé qui maintient l’oppression, l’occupation et la colonisation.
Nous demeurons attachés à cette terre afin d’incarner l’exemple vivant qui dément les mensonges exportés par Israël. Les soldats israéliens eux, offrent sur cette terre, le spectacle vivant de la célébration de la brutalité. Ils diffusent les photos et les vidéos de leurs massacres et de leurs actes de torture ainsi que fêtes, dîners et autres célébrations jubilatoires qu’ils organisent aux regards d’une population qu’ils affament délibérément. Le leadership israélien fait la promotion de son industrie militaire avec le slogan « Testé à Gaza ». C’est le signe de quelque chose de profondément troublant.
Nous sommes fondamentalement attachés à notre croyance en la biodiversité du tissu politique et social de notre région. Cette diversité s’est retrouvée laminée depuis la création d’Israël sous la forme d’un projet colonial, national-religieux, étranger à notre philosophie et à nos usages enracinés dans la diversité, l’ouverture et la connexion des peuples. L’histoire culturelle de nos sociétés est riche en exemples de cette réalité.
Nous sommes attachés à un Levant où l’égalité politique entre divers groupes religieux est une pratique quotidienne et où juifs, chrétiens et musulmans ont vécu ensemble pendant des siècles sans menaces majeures à leur coexistence jusqu’à l’époque coloniale européenne.
Nous restons fidèles à notre croyance en ce qui peut sembler une utopie — un projet où divers groupes religieux coexistent avec, comme pratique quotidienne, l’égalité politique en ce qu’elle serait l’accomplissement et la perpétuation naturelle de notre histoire ancienne.
Et de là où nous sommes, ce qui nous reste, ce sont des questions.
Que pouvez-vous faire pour répondre au présent qui met en péril les fondements de vos sociétés ?
Que pouvez-vous faire pour défendre la justice qui constitue l’une des bases fondamentales de votre pacte social ?
Comment pouvez-vous défendre vos libertés ?
Qu’êtes-vous prêt à perdre pour retrouver votre liberté ?
Comment créer, faire, penser un art qui mette fin à la normalisation et à la légitimation de la violence ?
Comment l’art peut-il cesser d’être un médium qui neutralise toute rébellion possible ?
Que pouvez-vous faire pour relâcher l’emprise du marché sur l’art et la culture ?
Comment votre art peut-il alimenter un examen critique de votre histoire récente afin de déconstruire cette violence générée par et au sein de vos sociétés ?
Comment pouvez-vous créer une pratique politique alternative avec de nouveaux paradigmes de matière, de collectivité et de sécurité ?
Comment pouvez-vous agir pour refuser que la technologie — cette fierté de la civilisation « occidentale » —, serve en premier lieu le marché des armes, des systèmes de contrôle et de surveillance qui entretiennent et amplifient la violence ?
Que pouvez-vous faire pour empêcher vos gouvernements et la plupart de vos leaders d’opinion de soutenir les massacres, la destruction, la colonisation et l’occupation israéliennes en envoyant des armes, en fournissant une couverture diplomatique, en orchestrant les médias et en étouffant l’opposition intérieure ?
Que pouvez-vous faire pour empêcher que le droit international humanitaire — ainsi que les institutions qui en sont les garantes que vos pays défendent — perdent toute crédibilité, conduisant ainsi à des instabilités et à une violence accrues à travers le monde ?
Voyez-vous que les intérêts économiques de vos pays — routes commerciales et pipelines de gaz et de pétrole — passent sur nos cadavres dans le but d’assurer des profits maximaux à vos élites et ne laisser que quelques miettes à vos sociétés ?
Comment pouvez-vous empêcher la réalité d’aujourd’hui au Levant, que vos pays façonnent depuis plus de cent ans, de devenir votre réalité demain, une fois que la militarisation et le fascisme seront la seule norme acceptée dans vos sociétés ?
Que pouvez-vous faire face aux projets et aux institutions qui servent la mort ?
Ainsi nous pourrions servir la vie — ensemble.
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En mémoire de Hassan Hamad, journaliste palestinien, pris pour cible et assassiné par Israël à Gaza le 6 octobre 2024, et dont le corps a été si gravement démembré que son père a dû porter ses restes dans une boîte à chaussures.
En mémoire de Heba Ghazi Ibrahim Zaqout, artiste visuelle et enseignante en arts plastiques, tuée le 13 octobre 2023 avec son fils à Gaza.
En mémoire de Refaat Alareer, écrivain, poète, professeur et activiste palestinien de Gaza, délibérément tué le 6 décembre 2023 par une frappe aérienne israélienne dans le nord de Gaza, avec son frère, sa sœur et quatre de ses neveux, et dont les derniers mots furent : « Si je dois mourir, tu dois vivre pour raconter mon histoire (…) Si je dois mourir, que cela apporte de l’espoir, que cela soit une histoire ».
En mémoire de Shirin Abou Akleh, éminente journaliste palestino-américaine, reporter pendant 25 ans pour Al Jazeera, tuée le 11 mai 2022 par les forces israéliennes alors qu’elle portait un gilet de presse bleu et couvrait un raid sur le camp de réfugiés de Jénine, en Cisjordanie.
En mémoire de Mohamed Al-Durra, 12 ans, mortellement blessé par des tirs israéliens à Gaza en 2000 alors qu’il était accroupi derrière un cylindre de béton à côté de son père. Ce dernier agitant désespérément ses mains en l’air pour demander de l’aide.
En mémoire de Ghassan Kanafani, auteur et homme politique palestinien, romancier de premier plan de sa génération et l’un des principaux écrivains palestiniens du monde arabe, assassiné par Israël le 8 juillet 1972 avec sa nièce Lamees, âgée de 17 ans.
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