Le Coran des historiens publié aux éditions du Cerf sous la direction de Muhammad Amir-Moezzi et Guillaume Dys rassemble une trentaine de spécialistes du Coran, et annonce un bilan des travaux réalisés depuis la fin du XIXe siècle sur la formation de ce texte et son analyse avant la constitution de la doctrine islamique. Or, si l’initiative est louable, elle est malheureusement entachée de défauts qui en gâchent la portée.
Premier reproche, l’ouvrage est largement favorable à l’hypothèse d’une fixation du texte du Coran à l’époque d’Abd El-Malik, voire plus basse, sans preuves convaincantes. À se demander si François Déroche, titulaire de la chaire d’histoire du Coran au Collège de France qui confirme une datation haute, celle de l’époque d’Othman, ne figure pas dans cet ouvrage comme simple alibi. La précaution déontologique la plus élémentaire eût été de présenter les termes de la discussion sur ce sujet d’importance et ses enjeux.
Un travail partial et orienté
Un second reproche, méthodologique cette fois, tient à ce que l’ouvrage se limite à la recension des travaux effectués par des tendances universitaires ancrées dans une pensée européenne et nord-américaine. Non que le tableau des études de la fixation du texte coranique et de son contexte qui constitue le premier volume ne contienne de belles contributions, mais c’est se priver d’une partie entière du bilan affiché, lequel pèche ainsi par partialité.
Mohammad Ami-Moezzi confie à Rachel Binhas dans l’hebdomadaire Marianne du 5 décembre 2019 : « Pour la première fois au monde, nous avons contextualisé ce texte saint et l’avons commenté en amont de ce qu’en disent les sources islamiques. »
Voilà qui est bien prétentieux si l’on pense aux travaux effectués depuis un siècle et demi qui ont produit des synthèses au moins partielles des débats sur la question et, plus encore, à l’œuvre de contextualisation traditionnelle de la parole du prophète Mohammed, qui a commencé très tôt, dès la constitution des multiples courants théologiques et juridiques. Le fait que cela se soit opéré sous le sceau de la canonisation du texte coranique comme parole de Dieu n’a d’ailleurs pas empêché, sous couleur de retour aux sources, la formation incessante de nouveaux courants se réclamant de l’islam.
Certes, ces travaux sont encore insuffisants en regard des besoins de notre époque, mais il est partisan de les rejeter comme le fait Muhammad Amir-Moezzi quand il affirme, dans le même article de Marianne, que « la vision critique des choses de la foi n’est pas encore assimilée » dans le monde islamique, ce à quoi il ajoute, il est vrai : « Je crois que les choses sont en train de changer. » Mais alors, pourquoi n’avoir pas cherché à le montrer en présentant les travaux marquants, quitte à les passer au crible ? Ne serait-ce pas pour complaire au commanditaire de l’ouvrage, Jean-François Colosimo, qui vend la mèche lorsqu’il écrit que « La réforme de l’islam », qui suppose cet énorme travail dit historico-critique, « a déjà eu lieu » ? Elle a bien « été menée avec consistance et cohérence depuis le XIXe siècle », mais n’aurait, selon lui qu’« abouti à une forme antimoderne de modernisation » 1.
De fait, sur les onze auteurs qui ont mené le décryptage des 114 sourates du Coran, nous ne trouvons qu’un seul participant pétri de culture arabo-islamique, Mehdi Azaiez. Il existe pourtant bien d’autres chercheurs qui, trempés dans cette culture, s’intéressent au Coran dans une approche scientifique et non apologétique. En occultant leur apport intellectuel, alors que sont étalées de façon surabondante les sources influencées par des préjugés sur l’islam venant de milieux érudits européens et nord-américains depuis un siècle et demi, Le Coran des historiens fait preuve d’un travail partial et idéologiquement orienté.
Une sonde lancée dans l’épaisseur de l’œuvre
Pour juger du contenu du travail d’analyse du Coran, j’ai effectué, à la manière des géologues, un sondage à travers les couches de texte en recherchant la manière dont ont été traités les mots « islam » et « jihad » sur lesquels j’ai été amené à travailler2.
Je passerai ici sur le terme islam, traduit de façon constante par « soumission », sans donner véritablement les connotations de ce mot en français, c’est-à-dire sans distinguer entre le sens courant de « sujétion, asservissement » et son sens mystique d’« abandon en Dieu ». Et j’examinerai seulement le mot jihad (ğihād) qui, à travers 13 occurrences, est invariablement rendu par « guerre », quand ce n’est pas par « guerre sainte »3.
Ici, une précision d’importance. Dans le texte coranique, le terme jihad, comme résumé de la locution al-jihad fi sabili l-Lah, « combat sur le chemin de Dieu », n’est jamais employé autrement que dans le sens de « vertu », celle de la tension maximale des qualités personnelles, alors que les mots utilisés à l’époque pour « guerre » sont harb, « guerre au sens général », qital, « combat », et maghzi, littéralement « expédition », qui est précisément le terme consacré pour les conquêtes islamiques, tant de la période mohamédienne que celles des VIIe et VIIIe siècles. C’est seulement à la fin de cette époque, soit au tournant des VIIIe-IXe siècles, que jihad acquiert le sens de « guerre », mais il s’agit, pour l’immense majorité des juristes, non pas de guerre de conquête comme voudraient le faire croire des orientalistes peu scrupuleux, mais de guerre de défense de la communauté des croyants.
Or, Reuven Firestone, cité pour expliquer le mot jihad4 n’a pas éprouvé le besoin d’aller chercher le sens assumé par ce terme dans le texte coranique. Il ne fait d’abord référence qu’aux koutoub al-jihad ou « livres du djihad », datés de la seconde partie du Xe siècle, recueils de hadiths où le mot jihad prend un sens nouveau comme type de « guerre », et s’appuyant sur le Coran et le hadith pour en justifier le fondement. Et c’est seulement deux siècles plus tard encore qu’apparaissent de véritables traités du jihad, soit des textes qui livrent une définition, des objectifs et des moyens dûment recensés et classifiés.
Or ce sont ces textes qui livrent la catégorisation jihad bi-qalb, bi-lugha et bi-sayf, en d’autres termes le « jihad par le cœur, par la langue » et « par l’épée », distinction d’après laquelle Reuven Firestone croit pouvoir affirmer, contre toute vérité, que le mot jihad employé seul ne peut que signifier « jihad par l’épée ». De plus, en projetant la définition du jihad guerrier et surtout ces trois locutions sur le texte coranique, cet auteur commet un anachronisme et un contresens absolus, ce qui est hélas le propre de lectures superficielles ou intéressées des grands classiques de l’islam. Au vrai, sans une étude linguistique sérieuse, comment assurer la qualité d’une étude philologique ? Et pourtant, les chercheurs qui en sont capables existent. Il suffit de regarder autour de soi.
En somme, malgré la taille démesurée du Coran des historiens, il reste à concevoir un tableau plus complet et plus scientifiquement fondé des travaux sur l’histoire du Coran et sur l’analyse du texte, et surtout moins idéologiquement orienté et répondant de façon équilibrée aux exigences de notre temps.
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1Jean-François Colosimo, La religion française, Les éditions du Cerf, 2019.
2Ce travail collectif est résumé dans les textes suivants : « À propos du terme islām, recherche sur les sens liés à la racine Š/SLM dans les langues sémitiques »], Lettre Selefa n° 2, juin 2013 ; et « Le terme jihād : de l’identification à un essai de traduction », Lettre Selefa n° 4, juin 2015.
3Une étude détaillée de ce travail est donnée dans « ‟Le Coran des historiens”, expression du déni de la pensée arabe et islamique ».
4Reuven Firestone, Jihad. The Origin of Holy War in Islam, New York, Oxford University Press, 1999.