
Un minuscule escargot et une fine souris de bronze, semblables à des pions de jeu et datant de l’époque romaine (IIIe-IVe siècle), captent mon regard dès mon entrée à l’exposition temporaire de l’Institut du monde arabe, Trésors sauvés de Gaza — 5000 ans d’histoire, qui se tient à Paris jusqu’au 2 novembre 2025. Le visiteur peut s’évader un instant, séduit par leur douceur et leur fantaisie mises en valeur dans une vitrine joliment éclairée.
Peut-être que d’autres visiteurs, comme moi, sont brutalement ramenés à la réalité par l’actualité qui fait la une ce mardi 17 juin : « Israël a tué au moins 70 Palestiniens à Gaza, lors de la journée la plus meurtrière sur les sites d’aide humanitaire. » Il me semble alors déplacé d’admirer les volutes d’un coquillage façonné par les mains d’une personne disparue depuis un millénaire, alors que Gaza pleure ses nombreuses victimes. Impuissants face à la vengeance d’Israël, nous ne pouvons que rendre hommage à l’ingéniosité de leurs ancêtres.
Expliquant que « Gaza recèle quantité de sites archéologiques de toutes les époques aujourd’hui en péril », le site web du musée décrit l’exposition comme :
une collection exceptionnelle (…), constituée de pièces de grande valeur, que les aléas de l’histoire ont sauvées du désastre et qui révèlent la densité de son histoire, trésor inestimable dont cette exposition dit toute la complexité.
Les « aléas de l’histoire » ont coûté la vie à des dizaines de milliers de Gazaouis, victimes du génocide perpétré par Israël depuis le 7 octobre 2023. Cette exposition attire l’attention sur le passé, sur la créativité et le talent artistique glorieux de l’histoire qui se reflètent dans ces objets, faisant résonner le silence relatif entourant l’actuel massacre israélien.
Dans deux petites salles sont exposées une collection modeste d’une centaine d’objets — depuis l’âge du bronze jusqu’aux dynasties musulmanes, en passant par les périodes romaine et byzantine — ainsi qu’une série de photographies illustrant les efforts déployés pour les sauver. Les sites archéologiques d’où ils proviennent sont aujourd’hui bombardés à Gaza.
Parmi les premiers objets que le visiteur aperçoit se trouvent plusieurs grandes amphores, autrefois utilisées pour transporter le vin, ainsi que des rangées de lampes à huile magnifiquement sculptées. Les Gazaouis avaient l’habitude de passer des soirées tranquilles à boire et à profiter de leur douce lumière vacillante. Ils fournissaient ces lampes à tous ceux qui en faisaient de même, dans toute la Méditerranée.
On découvre également une statuette blanche, représentant une femme voluptueuse, intitulée Aphrodite ou Hécate, datant de la période hellénistique ou romaine. Sa hanche est légèrement penchée sur le côté, sa tête inclinée vers le bas avec coquetterie, et un soupçon de sourire se dessine sous son nez en marbre partiellement manquant. Ou peut-être s’agit-il d’une expression de regret.
Hécate, déesse grecque de la magie, était aussi associée aux carrefours, thème de cette exposition. Une carte peinte sur l’un des murs montre les échanges entre Gaza, stratégiquement située, et le reste du monde : vers l’est, jusqu’au Hedjaz et au-delà du golfe Persique ; vers l’ouest, à travers la Méditerranée, traversant l’Égypte et la Nubie, s’étendant jusqu’à Leptis Magna, importante cité romaine non loin de Tripoli dans l’actuelle Libye, et remontant jusqu’à Chypre, contournant l’Asie mineure, dépassant Athènes pour atteindre Rome et Carthage. Les traits noirs représentant tous ces mouvements se terminent par des lignes en pointillés, suggérant autant de possibilités, issues d’une époque lointaine où des horizons passionnants s’ouvraient aux habitants de Gaza.
La complicité occidentale occultée
L’occupation militaire israélienne a commencé en 1967 et le siège de Gaza en 2007, empêchant la plupart des Palestiniens de quitter cette bande de terre de 365 km2. Ces faits sont peu mis en évidence dans les panneaux muraux, rédigés uniquement en français. Le contexte contemporain de l’exposition ne se voit pas, même si le texte d’introduction décrit les destructions majeures et le nombre considérable de morts et de blessés causés par les bombardements israéliens ayant débuté le 7 octobre 2023, après les « attentats terroristes et la prise d’otages » du Hamas.
Le texte interpelle le visiteur : « Qui se souvient que Gaza, né de la rencontre entre le sable et la mer, a connu un passé prestigieux ininterrompu depuis l’âge du bronze ? » De fait, l’exposition nous aide à découvrir une partie de cette histoire. Mais elle nous apprend peu sur la complicité occidentale qui a transformé cette « oasis antique » en théâtre des « tragiques événements » d’aujourd’hui.
La pièce la plus impressionnante de cette exposition est une magnifique mosaïque byzantine provenant d’une église du VIe siècle. Mesurant six mètres sur trois, soit plus que deux tentes familiales mises bout à bout, elle représente une multitude de créatures finement détaillées : un coq parmi d’autres oiseaux, des animaux exotiques à l’air grincheux (une girafe, un éléphant, un léopard) et un chien féroce, aux griffes acérées, un collier autour du cou. La bordure formée de vagues régulières et gracieuses confère à l’ensemble une tranquillité disciplinée et ordonnée. Elle témoigne, tout comme le reste de l’exposition, des siècles de civilisation vivante qui ont animé Gaza et de la créativité de son peuple.
Cette mosaïque a été trouvée dans l’actuelle Deir El-Balah (dans le centre de Gaza) qui abritait plus de 300 000 Palestiniens jusqu’à ce qu’Israël force des dizaines de milliers d’habitants à fuir et en tue d’innombrables autres. C’est là qu’habitait Shaban Al-Dalou, un étudiant de 19 ans et fils aîné d’une famille, avant d’être brûlé vif, le 14 octobre 2024, avec sa mère et d’autres personnes. L’image cauchemardesque de sa lutte pour échapper à la tente de l’hôpital en feu où il était perfusé, le corps enveloppé par les flammes et la fumée, est restée gravée dans la mémoire de nombreux témoins.
L’invisible guerre génocidaire actuelle
Plusieurs éléments rappellent la mort qui envahit Gaza chaque jour actuellement, comme cette stèle funéraire de la période mamelouke, ou cette colonne byzantine utilisée comme pierre tombale pour un lieutenant britannique en 1917, ou encore ces photographies des fouilles d’une nécropole de 135 tombes datant du Ier au IIIe siècles à Jabaliya.
La plupart des objets exposés appartenaient à l’origine à la collection privée de Jawdat Khoudary. Cet entrepreneur gazaoui fortuné, passionné d’archéologie, en a fait don à l’Autorité nationale palestinienne en 2018. Une partie de cette collection avait été prêtée en 2006 au Musée d’art et d’histoire de Genève, où elle est restée bloquée, les conditions nécessaires à son retour en toute sécurité à Gaza n’ayant jamais été réunies en raison du blocus israélien après l’arrivée au pouvoir du Hamas dans le territoire palestinien. Le reste de la collection Khoudary à Gaza a disparu depuis les bombardements israéliens.
Une photographie montre le jardin de Khoudary avant la dernière attaque d’Israël : une végétation luxuriante envahit une tonnelle, créant une atmosphère mythique digne d’un livre pour enfants. À côté, d’autres clichés donnent à voir ce qu’il reste de ce jardin, de la villa et du musée privé de Khoudary : un espace sombre et chaotique, jonché de décombres.
Ces ravages font partie d’une destruction plus vaste. Un tableau répertorie les dizaines de mosquées, églises, monastères, forteresses, sites archéologiques, monuments et bâtiments d’intérêt historique et artistique qui ont été endommagés depuis octobre 2023, selon les registres de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco).
Les photographies exposées dans la deuxième salle, au rez-de-chaussée, présentent en miroir des clichés historiques et inédits de Gaza, issues de la collection de l’École biblique et archéologique française de Jérusalem (EBAF). Elles mettent en lumière les efforts déployés pour sauver les richesses archéologiques de ce territoire. On y voit, par exemple, des personnes vêtues d’uniformes fluorescents fouillant parmi les vestiges. Tant de temps, d’énergie et d’argent ont été consacrés à sauver ces objets ! Ces efforts méritent d’être salués : ils ont permis de rassembler des preuves de l’héritage des Palestiniens, des preuves de leur présence ancienne dans cette région, et c’est une façon de montrer leur place dans la société humaine universelle. Ces 5 000 ans d’histoire évoquent peut-être aussi la ténacité des Palestiniens.
Mais il m’a été difficile de profiter pleinement de cette célébration, tandis que la réalité éclatait à l’extérieur avec une brutalité inouïe, tranchant avec l’atmosphère calme et respectueuse qui régnait à l’intérieur du musée. Tout ce soin apporté aux vestiges archéologiques, la préservation des œuvres d’art, témoins d’échanges pacifiques entre les Hommes, les efforts pour consigner toute cette histoire désormais révolue… Quel contraste avec le manque d’attention accordé à la vie des Palestiniens qui tentent aujourd’hui de survivre.
Lorsque j’ai proposé à une amie française de visiter l’exposition avec moi, son visage s’est crispé. Elle m’a répondu :
Pour moi, les « trésors de Gaza », ce sont les enfants. Ce sont les gens qu’il faut absolument protéger. Je trouve très dérangeant de voir exposer des « trésors sauvés » alors qu’Israël bombarde sans relâche Gaza et détruit tout sur son passage.
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