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Monde arabe. Quelle culture dans un espace politique contraint ?

Liban. À Tripoli, le renouveau de la culture alternative

Longtemps reléguée au statut de ville secondaire laissée à l’abandon, Tripoli bénéficie aujourd’hui d’un changement d’habitudes dans les pratiques culturelles libanaises, en lien avec la situation politique nationale et régionale. Un lieu en particulier devient l’emblème, l’espace culturel Rumman. Reportage.

Concert animé avec des musiciens, des synthétiseurs et une foule dans une ambiance festive.
Tripoli, 11 octobre 2021. Dj Set de DJ Ahmd et de DJ Majnoun à l’espace culturel Rumman
© Saadeh Katouh / Page facebook de Rumman

Pendant des décennies, Beyrouth a dominé l’imaginaire culturel du Liban. Accueillant les plus grands théâtres, salles de concert, maisons d’édition et festivals du pays, la capitale a été considérée comme le cœur de la vie culturelle — non seulement du Liban, mais aussi pour une grande partie de la région. Cette centralisation a toutefois rendu la culture inaccessible pour de nombreux habitants en dehors de Beyrouth, renforçant les divisions de classe, l’isolement spatial et un sentiment de marginalisation parmi les populations du nord avec Tripoli comme principal centre urbain, du sud autour de Tyr, et de la Bekaa avec la ville de Baalbek.

Autre particularité de la scène culturelle beyrouthine : son rapport à la mondialisation. Les jeunes générations de la capitale et du Mont-Liban sont attirées par l’esthétique occidentale, que ce soit en termes de productions artistiques ou de mode de vie, souvent au détriment d’expressions plus locales. Si les formes culturelles traditionnelles n’ont pas disparu, elles sont perçues comme dépassées ou peu commercialisables et reléguées à une place subalterne.

Après le soulèvement d’octobre 2019, une nouvelle vague d’artistes arabophones locaux — groupes indépendants, rappeurs — s’est à nouveau imposée sur la scène musicale libanaise. Un processus lent, mais efficace, dans lequel la langue, le rythme et les récits régionaux ont repris le devant de la scène. Depuis le début du génocide à Gaza et l’offensive israélienne contre le Liban, ce changement culturel s’est pérennisé. La violence crue et le silence mondial face à ce que vivent les Palestiniens et les Libanais provoquent une rupture, amenant beaucoup de personnes à une remise en question de leur mode de consommation culturelle. Il y a depuis un intérêt croissant envers la production culturelle locale, non seulement comme forme d’art, mais aussi comme forme de résistance, notamment à travers le fait de se reconnecter au patrimoine.

Raviver le passé

Rumman (Grenade, en arabe) est un espace culturel alternatif de la ville de Tripoli, située à 80 km au nord de la capitale et qui accueille divers événements. Fondé par Mohamed Tannir et Alex Baladi, le lieu a officiellement ouvert ses portes en 2021. Les débuts sont hésitants, autour d’ateliers d’art pour enfants et de rassemblements. Mohamed, originaire de Beyrouth, a été attiré par cette ville riche en patrimoines culturels divers, mais longtemps négligée par les politiques nationales, et quelque peu méprisée dans le traitement médiatique :

On a vu que la ville disposait d’un vrai potentiel de transformations porté par une base populaire appelant au changement et aimant profondément sa ville. Mais cette énergie a été paralysée par des politiques et des politiciens qui ont appauvri sa population.

Pourtant, rappelle-t-il, « les premiers cinémas du Liban ont ouvert ici, à Tripoli ». Cette mémoire a inspiré le choix du lieu pour Rumman, installé dans une salle de cinéma abandonnée, jadis appelée Stereo Kawalis (Coulisses stéréo). Pour eux, c’était un signe : « Nous avons rénové la salle tout en essayant de conserver son authenticité. Nous avions le sentiment que la ville et les habitants avaient besoin d’un rappel de leur riche passé. »

Au-delà de l’esthétique, la philosophie de Rumman est de bousculer l’idée selon laquelle l’art serait un luxe, réservé à ceux qui ont du temps, les moyens d’y accéder et des relations dans le milieu. Cette réflexion centrée sur la notion d’accessibilité est radicale dans sa simplicité : elle affirme que la culture ne devrait pas être un privilège.

On peut venir de tout milieu — ouvrier agricole, étudiant, peu importe — et apprécier l’art. Nous voulons supprimer les divisions socioéconomiques dans la culture et la rendre accessible à toutes et tous, y compris aux artistes eux-mêmes.

Dans cet esprit, Rumman a accueilli des performances musicales très variées, du classique tarab au rap, du rock métal aux sons expérimentaux. Le public est tout aussi diversifié, y compris entre Tripolitains ou visiteurs venant d’autres villes libanaises.

Réparer le tissu social

En plus de sa fonction culturelle, Rumman devient rapidement un espace de cohésion sociale, rassemblant des personnes qui ne se seraient jamais rencontrées autrement. Alors qu’une grande partie du Liban est marquée par la fragmentation politique et la géographie confessionnelle, Rumman propose de se rencontrer autour d’expériences partagées et d’échanges créatifs.

Samia, blogueuse et passionnée de culture originaire de Beyrouth, raconte sa première visite à ce lieu, en septembre 2024 :

Rumman organisait un festival de trois jours avec beaucoup d’artistes que je voulais voir depuis longtemps. J’ai adoré la programmation. Pour moi, la distance ne posait pas problème. J’étais ravie de découvrir un nouvel espace en dehors de la capitale.

Au-delà de la musique, l’événement lui permet de tisser des liens avec des personnes issues de communautés avec lesquelles elle n’avait jamais interagi auparavant : « Je rencontre chaque fois de nouvelles personnes, qu’il s’agisse d’organisateurs ou de spectateurs. Je me familiarise de plus en plus avec la ville. Elle commence vraiment à me plaire. »

Une programmation l’a particulièrement marquée en février 2025 : South Goes North, un festival réunissant principalement des rappeurs originaires du Sud-Liban.

C’était puissant. On se sentait en connexion avec les artistes et les autres participants. Je pense qu’il est essentiel de faire l’effort d’aller ailleurs. J’aimerais vraiment faire cela davantage — me rendre dans le Sud, dans la Bekaa, partout hors de Beyrouth, pour assister à des événements culturels.

Cet échange interrégional, si étroit soit-il, est au cœur de la mission de Rumman. « Des artistes viennent de partout, note Mohamed, mais nous faisons aussi en sorte de mettre en avant ceux de Tripoli, pour créer des ponts et leur permettre de se faire connaître dans le reste du pays. »

Une mémoire politique

L’importance d’une communauté artistique et attachée à la production culturelle est d’autant plus centrale dans un pays qui vit une succession de crises nationales et régionales — l’effondrement économique, l’explosion du port de Beyrouth en 2020 ou les guerres israéliennes et l’occupation du sud du pays —, et où l’État ne répond pas présent. « C’était beau de voir ces acteurs, souvent sans revenus, se mobiliser pour l’aide de première nécessité, que ce soit après l’explosion ou pendant la guerre », se souvient Mohamed.

Des espaces résonnent également avec la douleur, la colère ou la désillusion des jeunes face à l’incurie des institutions et aux récits dominants. Alors que les pays occidentaux soutiennent le génocide à Gaza ou l’occupation du Liban — et plus récemment les bombardements contre l’Iran —, beaucoup se sont sentis aliénés non seulement par l’ordre international, mais aussi par la culture globale à laquelle ils s’étaient autrefois identifiés.

De plus en plus, des espaces similaires germent à Tripoli, ici dans des théâtres autogérés, là dans des cinémas restaurés, devenus scènes de solidarité, dans tous les sens du terme.

Le cas de Rumman reflète une évolution plus large, plus profonde. Le Liban assiste à une puissante reconnexion : à sa langue, à son héritage artistique, aux formes d’expression culturelle qui ont porté ses communautés pendant des décennies de guerre, de douleur et de bouleversements. Ce qui était autrefois jugé démodé ou marginal fait désormais l’objet d’une réappropriation plus dynamique et percutante. Dans un pays marqué par les guerres et l’oubli forcé, la production culturelle s’avère une forme de mémoire politique. Chanter en arabe, écrire sur sa terre, rassembler les gens par la musique ou la danse sont autant de moyens de refuser l’oubli. Dans un monde qui tente d’effacer, de lisser, de dépolitiser ou de revaloriser l’identité arabe comme une simple marchandise, la création culturelle devient une ligne de front. Comme une façon de dire : « Nous sommes toujours là, et nous nous souvenons de nos racines. » À travers ces espaces, un autre Liban prend alors forme. Un pays qui commence à écouter de nouveau sa propre voix.

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