
Le domicide d’Abdel Hamid Baalbaki1 a eu lieu un mois avant le « cessez-le feu », entré en vigueur le 27 novembre, qui n’est d’ailleurs toujours pas respecté. L’armée israélienne poursuit en effet ses opérations, et a rendu inhabitables les villages libanais frontaliers, aussi bien chiites, sunnites que chrétiens, dans sa logique habituelle de punition collective. Cette demeure, désormais détruite, était bien plus qu’une simple habitation pour la famille Baalbaki. Elle représentait un véritable panthéon culturel. Car la vie et l’œuvre d’Abdel Hamid (1940-2013) portent en elles toute l’histoire du Jabal Amel, la montagne chiite du Sud-Liban.
À Beyrouth, l’ouverture au monde
Abdel Hamid naît juste avant l’indépendance du « pays du Cèdre » et la création d’Israël, dans une famille modeste qui allait subir la malédiction de l’Histoire coloniale, comme tous les habitants des villages situés aux frontières de la Palestine historique.
À 18 ans, comme la majorité des villageois du Sud, coupés de la Palestine par Israël, Abdel Hamid s’installe dans la périphérie marginalisée de Beyrouth à la recherche d’un travail. Il forme rapidement un tandem avec son frère, le peintre Fawzi, également père des artistes Ayman et Said Baalbaki. Ils s’étaient déjà fait connaître très jeunes, à Nabatiyé, en peignant des portraits de Khalil Gibran, d’Oum Kalthoum et d’autres icônes, ce qui leur a permis de se constituer une clientèle locale.
À Beyrouth, l’ouverture au monde est complète. La ville s’avère une école de « nuit ». Après les longues heures de travail — les deux frères travaillent dur pour financer leurs études et subvenir aux besoins familiaux —, ils se rendent au théâtre, au cinéma, à des concerts. Ils s’intéressent à la littérature, à la poésie et rencontrent nombre d’autres peintres. La capitale libanaise est alors le lieu d’exil de tous les intellectuels arabes : palestiniens, syriens, égyptiens, irakiens ou encore du Golfe. Les débats dans les cafés sont animés et les idées se diffusent à travers une presse en pleine expansion. Abdel Hamid revient sur ces moments d’émulation avec certaines œuvres comme sa toile intitulée Le Café (1981).

Abdel Hamid écrit aussi des vers. La poésie est alors très répandue dans les milieux intellectuels arabes. Il brille aussi en littérature grâce à son éloquence et sa mémoire sans faille. Celle-ci sera d’ailleurs la clé de son ascension sociale. Le Liban, fraîchement indépendant, fait ses premiers pas comme État-nation et les institutions se mettent en place. Il intègre l’École supérieure des professeurs (ESP), la voie royale des intellectuels issus des milieux ruraux. Cette formation le mène à un poste de professeur d’arabe, lui assurant une stabilité financière pour élever sa famille composée de huit enfants, dont cinq deviendront des artistes renommés (la chanteuse Soumaya, le peintre Oussama, le chef d’orchestre Loubnan, l’acteur Mounzer et le musicien Salman). Décidément, une famille d’artistes !
Des références au chiisme
Dès ses débuts, le style pictural d’Abdel Hamid est empreint de références au chiisme. Il s’inspire ainsi des miniatures du peintre et calligraphe Yahya ibn Mahmud, dit Al-Wasiti (XIIIe siècle), de l’École de Bagdad, et peint des scènes religieuses chiites, telles que Achoura, à l’occasion de son diplôme de fin d’études en 1971. La toile relate une foule endeuillée, en colère contre l’assassinat de Hussein, martyr du massacre de Kerbala. L’œuvre sera volée au début de la guerre civile, en 1975, à l’Université libanaise qui était alors située dans le centre-ville de Beyrouth, près du Grand Sérail (actuel siège de la présidence du conseil des ministres).
De 1971 à 1974, Abdel Hamid quitte le Liban pour intégrer les Beaux-Arts de Paris. C’est durant cette période qu’il peint La chute d’Al-Nassar — une toile malheureusement perdue lors de la destruction de la maison —, qui illustre la chute du cheikh Nassif Al-Nassar, leader chiite du Jabal Amel, face à l’armée d’Ahmad Pacha al-Jazzar (XVIIIe siècle). Celui-ci est considéré par les chiites du Jabal Amel comme leur premier martyr.
Témoin de son époque
Abdel Hamid maintient une certaine distance avec les milieux artistiques, ce qui le pénalise souvent. Il refuse d’adhérer aux courants à la mode. Préférant le réalisme et le symbolisme, il critique l’art abstrait et les mouvements d’art contemporain qu’il a connus à Paris. Pour lui, cet art occidental de l’après-guerre n’est que « gribouillis ». Il pense que l’art doit porter un récit, voire une cause. S’il refuse les courants contemporains occidentaux — qu’il considère nombrilistes et autoréflexifs —, il n’y est pas pour autant hermétique. Il s’inspire de différents styles de peinture et s’engage à être le témoin de son époque, par sa plume et son pinceau.
Dans ses œuvres, il dépeint — littéralement — sa société avec un réalisme cru, rapportant la misère (Le Vendeur de pastèques, 1981), l’exploitation des travailleurs (Le Petit monsieur, 1982) et les massacres des Palestiniens commis par les Israéliens (Le Massacre de Deir Yassin, 1972).

En 1977, il peint son chef-d’œuvre La Fresque de la guerre, souvent comparé à Guernica (Picasso, 1937). En pleine guerre civile, écœuré par les massacres de tous bords, il entend représenter l’absurdité du conflit. Dans L’Abaday (1982), il fustige les milices semant la terreur. Dans Guevara II (1982), Abdel Hamid se tourne lui-même en dérision. Dans un décor beyrouthin aux touches parisiennes, on voit un intellectuel qui semble vouloir sauver le monde depuis son balcon. Cette toile reflète la mélancolie et la désillusion de l’intellectuel désabusé après des déceptions en série : l’occupation israélienne du Liban en 1982, l’avortement de la République arabe unie entre l’Égypte et la Syrie (1958-1961), la violence de la guerre civile libanaise.
Profondément de gauche, Abdel Hamid restera toujours fidèle aux idées socialistes. Dès 1950, alors qu’il n’a que 10 ans, Abdel Hamid assiste à la formation de la résistance des Palestiniens expulsés vers le Liban par Israël. En 1955, il intègre le parti Baas duquel il va vite se détacher. Il observe la nationalisation du canal de Suez, la guerre d’Algérie, les guerres d’indépendance en Afrique et en Asie. Fort de ces évolutions politiques dans la région, il part dans une quête d’arabité, avec des déceptions comme lors de la division de la fédération de l’Égypte et de la Syrie (1961), mais sans jamais abandonner ses convictions.

Une maison-musée
« Mon père avait une grande capacité à tenir bon face aux crises », nous confie son fils Oussama Baalbaki, peintre lui aussi. L’exil l’a poursuivi toute sa vie depuis son déplacement du sud, puis de Beyrouth à Odaisseh ou d’Odaisseh vers Beyrouth, en fonction des occupations et guerres, israéliennes et civiles.
En 1982, son dépôt est bombardé à Beyrouth, ce qui renforce sa passion pour les archives. Ces dernières l’obsèdent : il ramasse mainte paperasse jetée par les partis, collectionne des timbres, achète sans cesse des livres.
Déçu par la vie citadine, il décide de retourner dans son village. Et c’est pour s’opposer à l’urbanisme sauvage sur place et au massacre de son environnement qu’il se met à peindre la nature et les arbres. À Odaisseh, il construit la maison de ses rêves, « un musée » comme il le répète à ses enfants, édifiant dans le jardin un tombeau familial où il a enterré sa femme, Adiba Rammal, avant de la rejoindre. Il est désormais entouré des ruines de sa maison.
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1Les informations sur la vie de l’artiste sont tirées d’un entretien effectué avec son fils Oussama Baalbaki.