Liban. Au-delà de la guerre des mémoires

Beyrouth, 13 avril 1975. Autopsie d’une étincelle de Marwan Chahine paru aux éditions Belfond est une initiative sans exemple, un ouvrage hybride, une autobiographie poético-politique qui revient sur le drame du 13 avril 1975 considéré comme déclencheur de la guerre civile libanaise.

L'image montre une femme vêtue d'un long habit, marchant au milieu d'un cimetière. Le sol est désordonné, avec des débris éparpillés, ce qui suggère qu'il y a eu des destructions récentes dans la zone. En arrière-plan, on peut voir des bâtiments, probablement endommagés, qui entourent le cimetière. L'atmosphère paraît lourde, évoquant des sentiments de tristesse et de désolation.
Beyrouth, 31 décembre 1982. Un cimetière détruit pendant la guerre civile libanaise.
Luc Chessex

Jamais l’histoire récente du Liban n’a été contée de cette façon. Le journaliste Marwan Chahine a mené une enquête inédite qui dissèque « l’étincelle du 13 avril 1975 » supposée marquer le début de la guerre civile libanaise, jusque-là nommée « les évènements » : à Beyrouth, un bus transportant à son bord des miliciens palestiniens s’engage dans le quartier de Aïn el-Remmaneh sous contrôle phalangiste. C’est le carnage. Presque tous les occupants sont abattus de sang-froid par des miliciens.

Deux récits antagonistes

Scène dramatique qui hante la mémoire collective libano-palestinienne. Souvenir-écran1 pour les Palestiniens et les Libanais qui ne repose sur quasiment aucune enquête, mais dont les faits semblent rapportés par des interprétations à l’origine de deux récits antagonistes et fantasmés : celui de la droite chrétienne d’une part, et celui de la gauche palestino-libanaise de l’autre. L’un et l’autre côté n’ont pas tout à fait raison, sans toutefois avoir tout à fait tort. « Il n’y a pas de mémoire de la guerre au Liban, mais une guerre des mémoires » (p. 270) constate l’auteur.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, personne ne sait ce qui s’est réellement passé ce 13 avril 1975. Ç’a été là ma première découverte, sans doute la plus importante de toute cette enquête. L’incident du bus n’a jamais fait l’objet d’une investigation ou d’une documentation approfondie. Et de cet événement supposé être fondateur et fondamental, on ne trouve même pas un début de version officielle (p. 40).

Désirant une pause de ses années de reporter à Libération et avec l’ambition de revenir un jour au pays que son père a quitté pour la France en 1976, le journaliste débarque dans l’appartement vide de son père Georges Chahine, acheté en 2000. Marwan connaît vaguement l’histoire du pays. Un hasard lui fait connaître cette affaire de bus qui s’est déroulée dans le quartier où il vient d’emménager à Beyrouth. Commence alors une investigation inédite de l’histoire de cet épisode. Et l’enquêteur découvre vite que le pays paternel manque terriblement et volontairement d’archives. Dans la foulée des accords de Taëf (1989) qui mettent fin à la guerre civile (1990), les chefs — communautaires — de guerre, ennemis de toujours, se sont autoamnistiés, allant jusqu’à institutionnaliser l’amnésie, empêchant toute tentative de travail de mémoire, d’élaboration d’un manuel d’histoire officielle commun, ou encore la possibilité d’une réconciliation devant la justice, seule garante crédible.

L’enquête va durer dix ans, et s’avère une quête du père quasi psychanalytique, qui avance en décimant le patriarcat politique, au service d’une lecture de la guerre par le bas et par les bas-fonds de la ville sur les traces de tous les protagonistes présents ce jour-là : les survivants et familles de victimes, les tireurs, les témoins, la police, les livres de référence sociopolitiques, des textes, des lettres, des articles… L’auteur-enquêteur épluche la presse, et retrouve même le prêtre qui célébrait, non loin de la fusillade, la messe à laquelle assistait le chef des phalangistes, Pierre Gemayel. Il a, lui aussi, sa version qui ne « colle » pas tout à fait aux faits. Le garde du corps de Pierre Gemayel est tué dans des circonstances troubles. A 13h, un bus débordant de monde dont une majorité de palestiniens revenant d’un défilé militaire du camp de Sabra et rentrant au camp de Tal El Zaatar est attaqué. Cet évènement est le déclencheur d’une guerre civile qui va durer 15 ans.

La quête du père

L’autobiographie se mêle à l’investigation dans une enquête immersive qui lie le lecteur à l’avancement du thriller tissé par le romancier-enquêteur en inversant les dynamiques cinématographiques, la grande Histoire s’incrustant dans la petite. Le récit se passe volontiers des leaders de la guerre à qui un espace très étroit est accordé, car les « vrais » héros sont ici, pour une fois, les oubliés de l’Histoire.

Cette lecture par le bas, obsessionnelle et individuelle constitue toute la singularité de l’ouvrage qui recompose l’échiquier. Un panorama du collectif donc, afin de reconstituer la scène du crime originel qui n’est autre qu’un reflet des dynamiques palestino-libano-libanaises ayant conduit à des combats sans fin similaires à des rixes entre bandes rivales, des Jets et des Sharks (West Side Story) s’arrachant des espaces communs. Des histoires vieilles comme le monde, entre nouveaux arrivés et anciens installés, et des leaders politiques comme tout le monde dépassés par la situation, qui tentent de trouver des mots pour camoufler les actes provoqués par leurs propres discours.

Ainsi, ce roman d’investigation politico-poétique prend-il des dimensions universelles. Le bus se transforme au fil des pages en symbole d’une quête du père, d’un pays, d’une culture entre deux mondes, hybride, dans laquelle se retrouverait un narrateur bohème qui sait goûter également les vers d’un Nino Ferrer et ceux d’un Mahmoud Darwish.

Le temps file. À chaque fois que Marwan Chahine pense l’enquête bouclée, un élément vient tout remettre, une fois de plus, en question, tout en révélant des éléments jusque-là méconnus, et la quête de vérité vient l’obséder parce que de plus en plus, il se rend compte que cette enquête sur le crime qui concerne la nation est d’abord celle d’un deuil, celui d’enfants de martyrs des deux bords, toujours inconsolables.

Cette histoire me dépassait. Elle ne pourrait pas devenir la mienne et encore moins celle d’une nation tant qu’elle serait celle de Suzanne, de Bachir Abou Assi et de tous ces enfants inconsolables (p. 518).

L’angle choisi par Marwan Chahine place l’humain au cœur de l’enquête. L’affaire du bus, contextualisée ou décontextualisée, se lit comme un fait divers universel, un drame humain, une lutte endogame et fratricide, mais qui rappelle sa cause première : la malédiction de l’histoire coloniale par la création d’Israël qui s’est abattue sur les Libanais et les Palestiniens et se poursuit encore.

L’impossible narratif national

Cependant, à travers les trajectoires des histoires personnelles, qui humanisent les victimes et les bourreaux palestiniens et libanais, il n’est pas question de lecture candide et de décret d’impunité généralisée, bien au contraire. Marwan Chahine aspirait à faire de son investigation un outil de réconciliation, une unification du récit historique. Certes, son entreprise est impossible à réussir, mais elle a visé l’essentiel : comprendre que « la catastrophe résultait d’un enchaînement désastreux d’erreurs humaines ». « Je ne pouvais exclure, écrit-il, que certaines (erreurs) aient été intentionnelles, mais les négligences et les mauvaises décisions avaient été si nombreuses, ce 13 avril, qu’il n’y avait presque pas besoin d’un acte de malveillance. Une rue au statut flou, une communication erratique, un dispositif policier insuffisant, un manque de réactivité des autorités, un premier ministre réticent à envoyer l’armée, des agents qui abandonnent leur barrage et enfin, des militants palestiniens qui ne respectent pas les consignes » […] (p. 260).

L’ouvrage de Marwan Chahine n’est peut-être pas le manuel unifié d’histoire espéré, mais il est un ouvrage pour toute la nation. Le 13 avril 1975 marque en fait le moment de la démission des institutions, personnifiée par un policier qui a tout fait pour tenter en vain d’empêcher l’effondrement de l’autorité et la montée des milices.

Beyrouth, 13 avril 1975, par son regard lucide et tendre, plein d’humour, dénué de jugements, d’une rare audace, est un parcours initiatique intime auquel tout individu peut s’identifier. Telles des poupées russes les histoires s’emboitent : d’abord celle de Georges, un immigré arrivé du Liban en France en 1976 pour fuir la guerre. Mais son histoire est celle aussi de l’Europe, de la colonisation qui ne passe toujours pas au Proche-Orient. Puis celle de son fils Marwan, né en France, qui part en quête des origines paternelles, à la recherche d’une mémoire introuvable à Beyrouth qu’il va reconstituer. Un travail de mémoire commence par une autocritique et une reconnaissance de la souffrance de l’autre. Ce qu’il fait. C’est en ce sens que son livre référence est un livre de réconciliation. Tout au Liban n’est d’ailleurs qu’une question de famille.

1Selon Sigmund Freud, il s’agit d’un souvenir ancien qui se présente à l’esprit du sujet avec une clarté inhabituelle, mais dont on est en droit de suspecter l’authenticité.

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