
1982, Sud-Liban. Georges (interprété par Laurent Lafitte) s’engouffre dans les bombardements et trouve refuge sous les décombres, alors qu’un char syrien progresse vers lui. « Pourquoi tu es là ? », lui demande un vieux combattant palestinien. « Pour faire du théâtre », répond-il, un sourire ahuri aux lèvres, réalisant l’absurdité de sa réplique.
Georges ne connaît rien à la guerre. Pourtant, il a décidé de rejoindre Beyrouth pour y monter Antigone d’Anouilh sous les bombes avec des acteurs issus de toutes les confessions. Une promesse folle qu’il a faite à Paris à son ami et mentor Sam, un Grec juif, dans l’espoir de voler un moment de paix en plein cœur d’un conflit fratricide. « Ce film me permet de tuer Georges, prévient Sorj Chalandon, auteur du Quatrième mur sorti en 2013 (éditions Grasset), aujourd’hui adapté au cinéma par David Oelhoffen. L’ex-reporter de guerre, qui a couvert le conflit libanais de 1981 à 1987, explique :
J’ai écrit la scène du char syrien, qui ouvre le film, pour que l’on comprenne d’emblée mon intention. Je sais que l’invasion israélienne arrive, qu’il va y avoir Sabra et Chatila, et je sais que Georges ne doit pas rentrer en vie du Liban. Car je ne veux plus qu’il me tourne autour et me harcèle. Je sais aussi que cette pièce ne sera jamais jouée, mais que les protagonistes vont tout faire pour essayer.
Pour les planches, l’héroïne choisie est une Palestinienne musulmane, Créon un maronite, Hémon un Druze, et Georges, le chœur, est juif. « Georges n’a pas réussi à monter cette pièce. Mais David a réussi à faire ce film en réunissant des acteurs qui n’appartiennent pas à la communauté qu’ils représentent à l’écran, relève l’écrivain. Simon Abkarian, dans le rôle de Marwan, est un Arménien qui joue un Druze. La comédienne qui interprète Imane [pour le rôle d’Antigone] est une Libanaise chiite et elle incarne la douleur des Palestiniens. Je trouve ça formidable ! », s’exclame-t-il.
« Je voulais que la culture s’oppose à la guerre, mais sans triompher. Parce qu’on n’est pas idiot »
Tourné au Liban, le film lorgne du côté du documentaire par le réalisme de ses scènes de guerre et l’authenticité de son décor, sans échapper à la dramaturgie pour autant. Fidèle au récit d’origine, le scénario de David Oelhoffen repose sur l’imaginaire façonné par Chalandon, qui a d’ailleurs troqué sa casquette de reporter contre celle de romancier dans ce sens, pour inventer d’autres possibles. « Dans le camp de Chatila, j’ai vu cette femme rousse, morte, violée, couverte de sang… Je voulais qu’elle puisse se relever, qu’elle vive et qu’elle ait un nom. Le journaliste ne peut pas le faire. Le romancier, lui, le peut. » Elle s’appellera donc Imane, et vivra une histoire d’amour avec Georges.
Sur le papier comme sur grand écran, Le Quatrième mur rend compte à hauteur d’homme d’un contexte géopolitique aussi complexe que dramatique. Et emprunte aux codes de la tragédie en étant imprégné de fatalité :
Je voulais que la culture s’oppose à la guerre, mais sans triompher. Parce qu’on n’est pas idiot, on sait qu’une balle de neuf millimètres va plus vite que des vers et des alexandrins. En revanche, on peut essayer de faire quelque chose de ce moment de création.
Georges, alter-ego de Sorj, se montre plus idéaliste que son créateur, de même que le héros du film est moins politisé que celui du livre, militant d’extrême gauche et activiste propalestinien. Peut-on y voir le signe d’une autocensure à l’heure où la question palestinienne divise même chez une partie de la gauche ? Le romancier s’en défend : « Il ne s’agit pas d’une histoire sur le massacre des Palestiniens, mais d’un récit sur le massacre d’une population civile par une milice. Mais avec le 7 octobre, il y aura peut-être des gens qui vont regarder ce film en pensant aux Palestiniens qui souffrent », concède-t-il.
Si l’engagement du personnage est moins palpable dans le film, c’est aussi le moyen pour Sorj Chalandon de prendre du recul avec ses années de militantisme passées sous la bannière des maos et de la gauche prolétarienne. « J’ai intégré le parti le plus à gauche de l’échiquier. C’était un mouvement anti-autoritaire et violent parce qu’en face, il y avait de la violence », rembobine l’écrivain de 72 ans qui a construit son livre en deux parties, l’une consacrée à l’engagement politique de Georges en France, l’autre dédiée au Liban.
David Oelhoffen ne pouvait pas tout traiter. Il s’est donc concentré sur le Liban. Le Georges du film me plaît parce qu’il a moins de certitudes. Quand Marwan [Son chauffeur, fixeur et ami] lui demande s’il a choisi son camp, il ne sait pas quoi lui répondre. C’est donc Marwan qui lui fait réaliser qu’il est plutôt du côté des Palestiniens. Et ça me va. Je suis très content qu’on n’ait pas fait de Georges une caricature, comme je l’étais probablement plus jeune et le reste encore aujourd’hui, sans doute.
Georges finit par être rattrapé par la violente réalité. Alors qu’il est à la recherche d’Imane, son Antigone sacrifiée, il se retrouve témoin du massacre du camp palestinien de Chatila, perpétré les 16, 17 et 18 septembre 1982 dans la banlieue sud de Beyrouth. On le voit enjamber des milliers de corps d’enfants, de femmes, d’hommes et de vieillards massés les uns contre les autres. Une scène d’horreur après laquelle il lui sera impossible de reprendre le cours normal de son existence. Sorj Chalandon se souvient :
Une fois de retour en France, Georges n’est plus là. Il n’est plus dans la paix, il n’est plus dans la vie. Comme lui, je ne voulais plus rentrer. Comme de nombreux reporters, militaires ou humanitaires, j’avais fini par devenir fou. Ce n’est pas que j’étais bien dans la guerre, mais là-bas je n’avais pas besoin de réexpliquer la guerre parce que les gens étaient déjà dedans. Quand tu reviens en paix, tu sens qu’on ne t’invite plus à déjeuner parce que tu déranges. Tu es comme le vieux en bout de table qui a fait 14-18, 39-45 ou la guerre d’Algérie et qui plombe un repas. Moi, c’est pareil, je finissais par casser l’ambiance à force de parler de Sabra et Chatila et d’enfants morts. Le seul endroit où je me sentais chez moi, où je n’avais pas à réexpliquer tout ça, c’était en guerre.
Après avoir couvert pendant 23 ans plusieurs zones de conflits, notamment celui d’Irlande du Nord, Sorj Chalandon consacre une bonne partie de son temps à la littérature. Si elles imprègnent encore ses récits, ses années en tant que reporter sont derrière lui. Il n’en demeure pas moins conscient de l’évolution de la perception du métier. « Lorsque j’étais très jeune, le journaliste était un atout. En temps de guerre, même les combattants illégaux et les milices se servaient de nous pour que leurs idées passent. Je me suis retrouvé avec des shebabs drogués en Somalie qui respectaient notre profession. Aujourd’hui, le journaliste est une cible », déplore-t-il en faisant notamment référence au verrouillage médiatique imposé par Israël à Gaza et aux journalistes tués.
Si Le Quatrième mur résonne encore tragiquement dans l’actualité et fait état de la violente réalité de la guerre, Sorj Chalandon espère qu’on y voit autre chose. « Je souhaite que les gens comprennent qu’il s’agit avant tout d’un film sur la paix. »
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