
En 2024, le Liban est bien mal en point. Depuis 4 ans, le pays est en proie à une crise économique sans précédent, à laquelle s’ajoutent les traumatismes d’une explosion équivalente à la bombe atomique en août 2020, et d’une guerre avec Israël qui s’exporte peu à peu de la frontière sud aux portes de la capitale. L’espoir semble être devenu une denrée rare : le bilan mitigé des élections législatives de 2022 a calmé les ardeurs révolutionnaires nées du mouvement social d’octobre 2019, et le risque d’effondrement psychologique est désormais plus élevé que jamais. Entre deux clichés d’une vie urbaine et champêtre apparemment anodine, c’est un Liban usé par les crises et ébranlé par la violence qui apparaît dans le documentaire La force du coquelicot de Mona Hammoud. La réalisatrice choisit d’y donner la parole à 5 comédien nes de stand-up libanais es qui commentent la situation du Liban à partir de leurs spectacles, nous permettant de considérer l’évolution d’un pays soumis à des bouleversements vastes et multiples.
L’humour est révolutionnaire
John Achkar, l’un des humoristes interrogé
es par Mona Hammoud, considère que le succès de la scène libanaise d’humour est « un résultat de la thawra » (révolution). Il se réfère au mouvement social qui avait réuni les Libanais es à partir d’octobre 2019 pour critiquer la corruption du pouvoir, attribuée à la nature confessionnelle du régime libanais. « Aujourd’hui, quand on fait le bilan de la révolution, on oublie à quel point nos propos ont changé. On oublie à quel point c’est devenu facile d’insulter après la révolution », affirme-t-il. D’autres renchérissent sur l’importance d’utiliser une forme de spectacle comme le stand-up : Chaker Abou Abdallah affirme que « la comédie [lui permet] de continuer la lutte contre le système ». On voit ces propos directement mis en pratique dans les extraits de passage sur scène de Mohamad Baalbaki, originaire de Tripoli, qui tourne en ridicule les autorités religieuses, souvent dotées d’une grande influence politique, et ciblées par le mouvement en 2019.Les humoristes considèrent ainsi que la thawra a libéré la parole, et que la critique du statu quo est aujourd’hui plus libre. La popularité actuelle du stand-up libanais tend à leur donner raison : alors que les plateformes comme YouTube et Instagram ont retiré à la télévision le quasi-monopole qu’elle avait sur les sketchs, ce format particulier d’humour qu’est le stand-up, avec une seule personne faisant rire le public de son expérience personnelle, est devenu très populaire. Dans cet esprit, Le comedy club awk.word réunit beaucoup d’humoristes ayant trouvé la notoriété sur Internet et organise aujourd’hui des spectacles non seulement au Liban, mais aussi dans le Golfe et en Europe, où se concentre une partie des émigré
es qui ont quitté le Liban par contrainte économique ces dernières années.L’effet cathartique du rire
Le stand-up a bénéficié de la révolte libanaise de 2019, mais celle-ci n’a pas abouti aux réformes qu’elle exigeait. Les humoristes ne cachent pas leur amertume, ni la difficulté que certain
es rencontrent à demeurer dans un pays corrompu dont l’état se dégrade considérablement depuis 5 ans. L’humour est pour eux et elles une forme de résistance à un ordre politique toujours en place, dont les artistes souffrent autant que les autres Libanais es. Il faut donc reconnaître que si le succès du stand-up libanais est le résultat de la thawra, il est aussi l’enfant de son échec, et de la douleur qui a suivi. L’explosion du port de Beyrouth le 4 août 2020 est particulièrement marquante en ce qu’elle a précipité la fin du mouvement social, achevé à la rentrée 2020 dans un sentiment collectif de profonde impuissance qu’évoquent les humoristes.D’abord espace de contestation politique, le stand-up apparaît alors comme un exutoire, une manière non seulement de contourner le statu quo, mais aussi d’évacuer les frustrations qu’il fait naître. John Achkar raconte ainsi que l’humour lui a permis de survivre au harcèlement dont il avait fait l’objet enfant et se plaint de son divorce sur scène, tandis que Stéphanie Ghalbouni, la seule femme interrogée dans ce documentaire, parle de la difficulté à jurer et faire rire quand on est une femme. Mêlant griefs politiques et personnels, l’humoriste confie la fatigue qu’elle ressent, un effet de son métier, mais aussi l’une des raisons pour lesquelles elle l’exerce.
À l’instar des femmes dans le cas de Ghalbouni, la scène de stand-up au Liban accueille la parole des opprimé
es, et les humoristes évoqueront à plusieurs reprises l’importance de parler de la Palestine sur scène. Il s’agit non seulement de dire son opposition au génocide, mais aussi sa solidarité avec le peuple palestinien. Contrairement à la France et à l’Allemagne, le Liban ne censure pas l’expression de la solidarité avec la Palestine, mais la scène des comedy clubs ne se limite pas à un espace contestataire : il s’y exprime, par le rire collectif, une compassion pour toutes les expériences humaines, du harcèlement scolaire au génocide, du divorce à la misogynie. Une empathie née de l’adversité qui transparaît tout au long du documentaire.Un sujet original pour saisir le Liban d’aujourd’hui
Le documentaire insiste dès son titre sur la « résilience » du coquelicot, une métaphore vaguement mobilisée à l’écran dans un symbolisme qui rappelle d’autres malheureux usages du printemps et du jasmin pour désigner des réalités politiques arabes. Cependant, sa présentation aux relents orientalistes ne rend pas justice à l’importance des propos tenus dans le film, et à la démarche salutairement originale de sa réalisatrice. En interrogeant des humoristes, Hammoud fait surgir un récit nuancé, qui permet de penser l’état d’une société récemment soumise à des crises de très grande ampleur, dont les conséquences à long terme demeurent incommensurables.
Alors qu’il est aujourd’hui difficile de rendre compte de l’expérience collective d’une population malmenée sur les plans politique, économique et psychologique, le choix du stand-up comme sujet de documentaire donne la parole à des artistes qui en rendent compte à partir de leur vécu personnel. Ainsi, le film de Mona Hammoud parvient à raconter des réalités qui nous dépassent, en replaçant l’expérience humaine individuelle au centre de leur compréhension.
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