Maroc. La redécouverte du patrimoine juif

Devant la perte ou l’oubli du patrimoine culturel juif marocain, différents acteurs de la société se mobilisent. Entre dynamiques institutionnelles et initiatives locales, la culture est une voie au service de la patrimonialisation et de la valorisation de la culture juive au Maroc.

Façade de l’ancienne synagogue d’Oujda.

Diverses influences géographiques, religieuses et linguistiques (séfarades, tochavim, berbères) ont façonné et nourri la spécificité de la culture juive marocaine, avec ses pratiques religieuses et l’ensemble de sa culture architecturale, linguistique, musicale, festive, artisanale ou culinaire. Après 1947, les départs successifs par familles entières ont très sérieusement réduit la présence juive au Maroc. Représentant environ 250 000 personnes sous le protectorat français en 19121, la communauté juive compte aujourd’hui 2 500 personnes,qui résident essentiellement à Casablanca. Plusieurs vagues de départs, parfois brutaux comme en juin 1967 ont entraîné, pour un temps, l’abandon de certains mellahs (quartiers juifs au Maroc), cimetières ou synagogues, etc. Ainsi, la synagogue Slat Al-Fassiyine à Fès est devenue, pendant quelques années, une salle d’entraînement de boxe…

Le statut des juifs du Maroc au XXe siècle a oscillé entre différents pôles : depuis le statut de dhimmi2 avant le protectorat, celui de « colonisés privilégiés » sous la domination française, ou encore celui de sujet à part entière du royaume chérifien. Ainsi Mohammed V déclarait officiellement, en 1941, sa désapprobation des lois antijuives du régime de Vichy, et refusait strictement toute distinction faite entre ses sujets juifs ou musulmans. Mais comme pour l’ensemble des Marocains, la réalité des communautés juives dépend alors, bien souvent, de leur lieu de vie (zone urbaine ou rurale, mellah, régions amazighes, etc.), et de leur niveau de vie socio-économique. Enfin, la situation de la communauté juive a été fortement marquée et influencée par les répercussions de l’actualité politique internationale dans la politique intérieure du Maroc. Dès 1948 avec la création de l’État d’Israël suivie de la guerre israélo-arabe de juin 1967, de nombreuses violences et pogroms s’abattent sur les communautés hébraïques marocaines.

Kamal Hachkar, Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah (2013) extrait

En finir avec l’amnésie

Depuis peu, en rupture avec plusieurs années d’amnésie, une curiosité renouvelée pour l’histoire des juifs au Maroc s’est amorcée tant dans les médias et le champ culturel que du côté du pouvoir et des institutions. La Fondation du patrimoine judéo-marocain a impulsé les premières rénovations, puis en 2010, on a vu la restauration de 167 cimetières juifs sous l’impulsion de Mohammed VI. D’après Serge Berdugo, secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, « l’initiative a permis de réhabiliter 167 cimetières, de construire plus de 40 kilomètres de murs, de rénover 169 portes de cimetières, ainsi que 200 000 mètres carrés de pavement et l’édification de dizaines de bâtiments et dépendances ».

Enfin, après plusieurs décennies placées sous le signe de l’arabisation du pays, cet intérêt croissant pour la culture juive a coïncidé avec la reformulation du récit national tourné vers une revendication de la pluralité ethnique et linguistique du Maroc. Avec la Constitution de 2011, l’identité hébraïque est devenue, dans ce mouvement, une composante à part entière de l’identité marocaine, au même titre que les identités berbères ou hassanies. Sur le plan culturel, cet intérêt se manifeste également dans le déploiement d’un soft power marocain reposant, en partie, sur le financement de musées, de festivals...

Des objets du quotidien

Le musée du judaïsme marocain créé en 1997 à Casablanca demeure le seul consacré à la culture hébraïque dans le monde musulman. Ce lieu à haute portée symbolique offre à ses visiteurs divers objets quotidiens et liturgiques et présente une salle réservée à des œuvres contemporaines. Cependant, à l’instar du chercheur Aomar Boum3, certains s’interrogent sur le fait que ce musée n’est pas inscrit sur la liste des musées nationaux marocains et qu’il révèle, aujourd’hui, certaines contradictions du pouvoir envers la communauté juive.

Plus récemment, le Maroc a vu d’autres initiatives, soutenues ou non par son gouvernement, s’inscrire dans une démarche muséale. On pense, par exemple, au centre Haïm Zafrani — du nom du professeur Haïm Zafrani (1922-2004) ayant ouvert le champ de la recherche sur les études juives au Maroc —, un espace situé au cœur de la cité des Alizés à Essaouira. Au sud, on a vu des musées à Akka, au milieu du Sahara, ou encore à Addi, des projets portés individuellement par des musulmans en souvenir d’une vie commune passée. À Fès, cette cité impériale millénaire que l’on connaît comme le haut-lieu passé de la vie juive (le plus ancien mellah marocain y a été construit à Fès en 1438), le gardien du cimetière Edmond Gabbay a créé « un musée », dans l’ancienne yeshiva jouxtant le cimetière juif du mellah. On trouve, dans cet endroit des plus étonnants, une panoplie d’objets divers : boîtes de conserve, photos, livres, vêtements traditionnels… Les objets de culte cohabitent avec les objets du quotidien. Enfin, c’est dans cette même ville que la Fondation nationale des musées du Maroc a annoncé en juillet 2018 l’ouverture prochaine d’un musée dédié à la mémoire juive marocaine : un projet ambitieux, mais pour le moment relativement mystérieux.

Marocains juifs : destins contrariés (2014) on Vimeo

La société civile se mobilise

L’Association des amis du musée du judaïsme marocain œuvre à la diffusion, l’information et la valorisation du patrimoine juif marocain. Pour Jean Levy, trésorier de l’association, il y a urgence à « informer et passer le témoin aux jeunes générations qui manquent de connaissances et de repères quant au patrimoine juif marocain ». Il souligne que « le rôle de la société civile est de revendiquer ce thème et de le travailler » et critique une forme d’immobilisme au sein d’une partie de la communauté juive. L’association, composée à la fois de juifs et de musulmans, a mené une enquête. Reposant sur un échantillon de 401 jeunes Marocains âgés de 15 à 24 ans, l’enquête a mis en évidence un manque de connaissances quant à des éléments à la fois culturels, linguistiques et liturgiques propres à la culture juive. L’histoire juive est d’ailleurs absente des livres scolaires du premier et second degré. Pour remédier à cette situation, un projet de production et de diffusion de capsules vidéos ludiques et informatives est en cours — un format qui se prête de toute évidence à une audience jeune et connectée, principale cible de cette action.

Au carrefour entre une volonté d’information et un travail de conservation du patrimoine, la chercheuse Vanessa Paloma Elbaz a créé Khoya, un projet visant à collecter et centraliser les archives sonores liées à la vie juive au Maroc et à les mettre à disposition du grand public et de la communauté scientifique. Depuis plusieurs années, elle collecte des interviews, enregistrements musicaux et historiques, tout en mettant en place leur numérisation et leur classification.

Poursuivre la création

Les processus politiques et mémoriels actuels ne cessent d’interroger le vécu et l’inclusion de la composante juive dans le Maroc actuel. Et cette curiosité pour la vie juive se retrouve dans les domaines artistiques. Au cinéma, on découvre les documentaires de Kamal Hachkar, le réalisateur de Tinghir-Jérusalem, les échos du mellah (2013), ou encore de Younes Laghrari à l’origine, avec Simon Skira de Marocains juifs : destins contrariés (2014). Dans la continuité de films tels que Où vas-tu Moshé ? (2007) d’Hassan Benjelloum, ces œuvres ont propulsé la question de la vie juive au Maroc sur les grands écrans. Cette création dépasse les frontières du Maroc, touchant des publics internationaux, peu informés, sur la diversité culturelle du Maghreb. C’est en 2016 qu’un premier festival du film juif est organisé à Casablanca, suivi par la semaine du Film judéo-marocain à Berlin.

Côté musique, les chanteurs Maxime Karrouchi ou, plus récemment, Malca continuent de développer leurs carrières au Maroc et internationalement, alors que Faycal Azizi se réapproprie des tubes de la musique traditionnelle juive marocaine comme « Hak a mama ».

Bien d’autres projets en cours témoignent d’une volonté de conjuguer transmission du patrimoine culturel et création : c’est le cas de la Hafla, un cycle de soirées mettant à l’honneur la musique judéo-arabe marocaine, principalement active à Casablanca. Les artistes internationaux, enfin, s’emparent également de la thématique. Tout récemment, le travail documentaire et performatif Mellah de l’italien Alessio Mazzaro, portait sur la question de la mémoire au sein de la diaspora juive marocaine en France.

De nombreuses initiatives servent la patrimonialisation de la culture juive marocaine et ce sujet reste traversé par de nombreux enjeux sociaux, politiques et diplomatiques. Si le Maroc et Israël n’entretiennent pas de relations diplomatiques « officielles », une grande partie de la diaspora juive marocaine réside en Israël et représente un intérêt stratégique et touristique important. De manière générale, l’enjeu du déploiement de ces lieux, projets, festivals est de taille. À l’échelle du royaume, ces derniers s’insèrent dans une dynamique globale prometteuse d’exploration et de réflexion collective sur l’histoire et l’identité marocaine multiple.

Fayçal Azizi, « Hak A Mama »

1Kenbib Mohamed, Juifs et musulmans au Maroc, des origines à nos jours, Paris, éditions Taillandier, 2016.

2Avant le protectorat, la présence juive et les rapports sociaux sont régis par la dhimma, qui organise à la fois la soumission et la protection des minorités chrétiennes et juives en terre d’islam.

3« The Plastic Eye : The Politics for Jewish Representation in Moroccan Museums », Ethnos 75 (1) : 49-77, 2010.

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