
Le roman graphique sur la vie volée de Mehdi Ben Barka qui vient d’être publié, nous le devons à la ténacité de sa famille, en particulier de son fils Bachir Ben Barka. Elle est signée du journaliste d’investigation David Servenay — déjà coauteur d’un roman graphique sur le meurtre du juge Borrel, Une affaire d’États (Éditions Soleil, 2017) —, et du dessinateur Jacques Raynal qui offre un graphisme sobre, angoissant, mais percutant, qui ne pouvait que se décliner en noir et blanc.
Le 29 octobre 2025 marquera les 60 ans de l’enlèvement, au cœur de Paris, du plus célèbre militant marocain internationaliste, anticolonialiste et opposant de gauche à la monarchie alaouite. Plus aucun signe de vie. Son corps ne sera jamais retrouvé. Comme ceux de tant d’autres dans l’histoire des empires coloniaux, des dictatures, et même des démocraties. Le très récent film brésilien de Walter Salles Je suis toujours là (2024) raconte l’enlèvement du député travailliste Rubens Paiva en 1971, la torture de cet évanouissement pour les proches, le combat de sa famille, femme et enfants, pour connaître la « vérité ». À l’identique de celle de Mehdi Ben Barka.
Porte-parole du tiers-monde
Dans Ben Barka, la disparition, les auteurs remontent le temps, en nous donnant à connaître les combats du jeune mathématicien marocain, son adhésion au parti de l’Istiqlal, indépendantiste, son rôle de premier plan dans les réformes du Maroc en transition vers l’indépendance, sa stature de premier opposant au roi Hassan II, et sa volonté de se présenter en porte-parole et animateur de ce qu’on appelait alors le tiers-monde. Tandis qu’il prépare activement la Tricontinentale, conférence internationale prévue à Cuba en 1966, Mehdi Ben Barka échappe déjà à plusieurs tentatives d’assassinat.
Mais au-delà du retour biographique, David Servenay et Jacques Raynal se concentrent sur les imbrications mortifères entre services secrets français et anciens tueurs de l’Organisation armée secrète (OAS) ; sur les cafouillages au sommet de l’État français ; sur les relations ambiguës entre l’ancienne puissance coloniale et l’une de ses colonies malgré les indépendances.
On y croise un autre assassiné, Henri Curiel, dont les tueurs appartenaient à cette même mouvance de barbouzes et anciens mercenaires fanatiques nostalgiques de l’empire français, défait en 1962 et encore si présent dans les têtes en 1965.
Et l’on se sent quelque peu souillé par cet univers de barbouzes dont les ramifications s’étendent jusqu’au sommet de l’État, alors que jusqu’aujourd’hui l’invocation répétée du « secret défense » interdit tout accès aux archives permettant d’établir, sinon tous, du moins une partie des réalités et des causes de cet assassinat.
La BD pour transmettre, raconter et ne pas oublier
Nombre d’autres affaires d’État, impliquant la France, ont inspiré des bédéistes, en particulier celles portées par le Collectif « secret défense, un enjeu démocratique » : le massacre de tirailleurs sénégalais à Thiaroye1 en 1944 ; la tuerie à Paris le 17 octobre 1961 de dizaines de manifestants algériens2 ; une autre disparition, celle du communiste et indépendantiste Maurice Audin3 à Alger en 1957 ; le meurtre du ministre Robert Boulin4 en France en 1979 ; l’assassinat d’un autre révolutionnaire tiers-mondiste, Thomas Sankara5 en 1987 à Ouagadougou ; l’assassinat en 1988 de la Sud-africaine Dulcie September, représentante du Congrès national africain (African National Congress, ANC), à Paris6, celui du juge Borrel à Djibouti en 19957, le naufrage du Bugaled Breizh en 20048. Le génocide des Tutsis au Rwanda a lui aussi inspiré écrivains et graphistes9.
La bande dessinée semble aujourd’hui l’un des meilleurs vecteurs pour toucher des publics ignorants des côtés obscurs de la France républicaine. Mais ce n’est sans doute pas la seule raison pour expliquer l’engouement de ce genre littéraire en matière politique ou historique. Le roman graphique apparaît comme un genre particulièrement adapté, par sa souplesse, à explorer ces enquêtes bâclées. Le journaliste Benoît Collombat, à l’origine d’albums consacrés aux morts de Robert Boulin et Dulcie September, explique en quoi la bande dessinée est particulièrement adaptée à relater ces affaires d’État en souffrance :
Par le dessin, on peut tenter de les reconstituer. Et en montrer les contradictions. C’est assez spectaculaire. On peut montrer comment les corps ont été déplacés avant l’analyse médico-légale, comment un magistrat barbouze intervient, comment des pressions sont exercées. Des éléments explicables par des mots, bien sûr, mais la force du dessin est inégalable10.
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1Pat Perna, Nicolas Otero, Morts pour la France, Les Arènes, 2018
2Didier Daeninckx, Mako, Octobre noir, édition Ad Libris, 2011.
3Mohamed Boudjella, Maurice Audin, la BD, ZLink, Alger, 2022.
4Benoît Collombat, Étienne Davodeau, Cher pays de notre enfance, Futuropolis, 2015.
5Françoise-Marie Santucci, Pierre Lepidi, Pat Masioni, Thomas Sankara, rebelle visionnaire, Marabulles, 2023.
6Benoît Collombat, Grégory Mardon, Dulcie — Du Cap à Paris, enquête sur l’assassinat d’une militante anti-apartheid, Futuropolis, 2023.
7David Servenay, Thierry Martin,Une affaire d’État, Octobre 1995, le juge Borrel est assassiné à Djibouti, Soleil, 2017.
8Pascal Bresson, Erwan Le Saëc, Bugaled Breizh — 37 secondes, Locus solus.2017.
9Lire Thomas Zribi, Damien Roudeau, À la poursuite des génocidaires, Steinkis, 2023 et Patrick de Saint-Exupéry, Hippolyte, La Fantaisie des Dieux, Les Arènes, 2014.
10Anne Douhaire-Kerdoncuff, « Benoît Collombat : “La force du dessin sur l’affaire Boulin est inégalable” », France Inter, 21 octobre 2015.