Essai

Modestes propositions économiques pour sortir la Tunisie de la crise

À propos d’un livre d’Aziz Krichen · Les manœuvres toujours renouvelées de la classe politique, les querelles politiciennes entre le président de la République et le premier ministre ne sauraient faire oublier l’essentiel : la Tunisie n’a toujours pas arrêté une orientation économique d’avenir claire, susceptible de faire vivre dignement sa population.

Tunis, avenue Habib Bourguiba.

Huit ans ou presque après la fuite sans gloire en Arabie saoudite de son zaim Zine El-Abidine Ben Ali, la Tunisie nouvelle n’a toujours pas de politique économique. Ses huit gouvernements successifs ont bien bricolé des arrangements provisoires avec des institutions financières internationales complaisantes comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et beaucoup d’autres moins prestigieuses, mais trop heureuses de financer l’exception démocratique du monde arabe pour se refaire une vertu après des milliards de dollars accordés à des autocrates. Quitte à doubler la dette extérieure du pays qu’il faudra tôt ou tard rembourser en devises fortes.

Une « coterie de familles influentes »

Ses intellectuels et politiciens ont profité d’une conquête révolutionnaire, la liberté d’expression, pour débattre des sujets les plus divers — surtout institutionnels et socioculturels — et gagner l’opinion à leurs thèses. Ses économistes ont abordé en majorité les questions microéconomiques ou sectorielles comme les banques, l’exportation, le tourisme ou les inégalités régionales, mais plus rarement la question centrale de l’orientation de l’économie tunisienne, modeste en taille et pauvre en ressources naturelles. À cela plusieurs raisons, dont l’illusion répandue que le libéralisme caractérise le régime économique et financier du pays. En réalité il n’en est rien, la Tunisie n’est pas le pays capitaliste que dénoncent la gauche et les syndicats. C’est une économie bureaucratisée (et même « caporalisée » vu le détail de la réglementation), organisée pour profiter à une étroite coterie de familles opulentes. Elles mériteraient le surnom de « Prépondérants » que Habib Bourguiba, le premier président de la République tunisienne avait donné aux trusts coloniaux qui pillaient le pays avant l’indépendance.

En 1971, à la suite de l’échec cuisant du « socialisme destourien », un nouveau système est mis en place avec la création d’un secteur offshore qui bénéficie de toutes les libertés, mais accessible aux seuls exportateurs. Les autres ont droit au secteur onshore qui attribue le marché tunisien aux entrepreneurs locaux. C’est la reprise au rabais, avec un bon siècle de décalage, de la proposition d’un homme politique du début du XIXe siècle, François Guizot : « Le marché national est réservé à la bourgeoisie nationale. » Le secteur offshore gagne les devises que le secteur onshore dépense pour ses projets sur place, quitte à s’associer avec l’étranger pour profiter de son savoir-faire ou de ses technologies. Les banques publiques jouent un rôle fondamental dans l’enrichissement spectaculaire des Prépondérants à qui elles prêtent des sommes considérables que ces derniers oublieront largement de rembourser. Les banques privées financent leurs actionnaires qui font la même chose. La population dans sa grande majorité est exclue du jeu, coincée entre les Prépondérants et le secteur informel. Elle n’a aucune chance de réussir ni d’accéder aux sources de financement et n’a que deux choix : vendre sa force de travail aux investisseurs étrangers pour des salaires dérisoires, ou émigrer !

La liberté pour tous

Pendant une quarantaine d’années, ce système a fonctionné tant bien que mal suivant les décennies, jusqu’à la crise de 2008 qui a cassé les progrès de l’investissement extérieur, limité les exportations vers l’Europe, réduit le tourisme et déprimé durablement la conjoncture. Dix ans après et une révolution en prime, il faut réinventer l’économie. Homme politique d’expérience, passé par la gauche et ancien ministre conseiller du premier président de la République élu par les députés, Aziz Kirchen réédite en le développant son livre La promesse du printemps dont Orient XXI avait rendu compte en 2016 sous la plume de Khadija Mohsen-Finan. Son chapitre XVII dessine ce qui pourrait être une nouvelle stratégie pour le plus petit des trois pays du Maghreb sous le signe de la liberté pour tous, et non plus pour quelques-uns.

— Première proposition : le dégel des anciennes terres coloniales nationalisées en 1964. L’État n’a jamais su quoi faire de ce demi-million d’hectares, parmi les meilleures terres. Il a inventé des systèmes tarabiscotés de pseudo-coopératives obligatoires ou de partenariat privé-public, comme les sociétés de mise en valeur et de développement agricole (SMVDA) qui n’ont jamais marché, mais ont stérilisé l’un des rares atouts de la Tunisie. Vendues, cédées ou confiées à des agriculteurs qui en seront propriétaires — ce qui n’a jamais été fait jusqu’à présent —, elles libéreront un potentiel sous-exploité et amélioreront la balance alimentaire du pays qui en a bien besoin.

— Deuxième proposition : transformer le parc immobilier tunisien. Les trois quarts des maisons construites depuis l’indépendance l’ont été dans l’informel ; leurs occupants ne sont propriétaires ni des terrains sur lesquels ils les ont édifiées ni de leurs demeures qui pourtant sont bâties en dur, disposent de l’électricité, du téléphone, de l’eau et souvent même de l’assainissement. L’État doit leur donner rapidement les droits élémentaires qui transformeront le statut juridique de ces biens. Devenus propriétaires, munis de papiers le prouvant de manière incontestable, ils pourront alors les utiliser comme garantie auprès des banques pour financer des investissements productifs, créer des emplois et relancer l’économie nationale.

— Troisième proposition : redonner aux banques les moyens de faire leur travail, c’est-à-dire consentir des crédits à des centaines de milliers d’entrepreneurs potentiels. Aujourd’hui, les banques tunisiennes manquent tragiquement de liquidités, une grande partie de leurs encours ne sont pas recouvrables parce que logés chez les Prépondérants qui ne remboursent pas. Pourquoi le feraient-ils d’ailleurs ? Le risque de voir leurs biens mis aux enchères publiques par leurs créanciers est pratiquement inexistant, faute d’une loi efficace sur la faillite, la banqueroute ou la liquidation. On pourrait récupérer des milliards de dinars en vendant, par exemple, les innombrables hôtels érigés comme un mur sur le littoral, les prêts qui ont permis de les construire n’étant toujours pas remboursés. Les établissements financiers disposeraient alors des moyens de satisfaire une clientèle nouvelle rendue solvable grâce à leur qualité de propriétaires et à des actes qui en font foi.

— La dernière et grande proposition de l’auteur est plus discutable : l’augmentation des salaires. S’il est vrai que les salaires du secteur régulé sont les plus bas du bassin méditerranéen, sans parler de l’informel où ils le sont encore plus, la mesure présente un triple risque : politique, économique et social. Les employeurs seront vent debout contre — et ils sont plus nombreux que les Prépondérants. Les équilibres économiques (budget, balance des paiements, monnaie) déjà mal en point risquent d’être emportés, et enfin l’informel est assuré de gagner encore plus de terrain, compromettant les rentrées fiscales comme le financement des retraites ou de l’assurance-maladie. Il vaut mieux, pour un temps, augmenter l’emploi que les salaires. Les familles tunisiennes (5 personnes en moyenne) vivent dans leur grande majorité du salaire du père, les enfants majeurs étant condamnés au chômage. Avec une reprise de l’investissement rendue possible par les premières réformes, un deuxième salaire, voire à terme un troisième accroitraient le pouvoir d’achat de tous sans risque excessif.

Mais pour réformer la Tunisie, il faut un État qui soit un État. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Comme celle des puissants, la corruption des petits salariés qui compensent autant que faire se peut de faibles revenus en vendant leurs services bénéficie d’une atrophie des administrations régaliennes. Celles-ci sont gangrénées par des mafias qui s’opposent férocement, mais s’entendent sur l’essentiel : la défense du statu quo. Le mérite du livre d’Aziz Krichen est de proposer une sortie du blocage identitaire entre islamistes et anti-islamistes qui dresse stérilement une partie de la population contre une autre. Aux élites du pays de s’en saisir et d’en débattre pour ouvrir de nouvelles perspectives à la Tunisie.

  • Aziz Krichen, La promesse du printemps, Tunisie 2011-2017
    Éditions de la Sorbonne/Aux quatre vents, 2018 (préface de Pierre Vermeren). — 389 pages, 19 euros.

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