« Oui », mais non. Nadav Lapid oublie Gaza dans les brumes

Le réalisateur israélien en exil à Paris est retourné dans son pays pour y tourner Oui. Il affiche une colère louable contre son gouvernement, mais rate sa cible avec un film vaniteux et autocentré, aussi laid que la société va-t-en-guerre qu’il prétend dénoncer.


Une fête animée avec des gens dansant et célébrant, des verres à la main.
Extrait de Oui réalisé par Nadav Lapid (2025)

Oui, le nouveau film de Nadav Lapid, est un long métrage indigeste, dans le sens où il donne littéralement envie de vomir. Et c’est exactement ce que le cinéaste recherche. La démarche est en soi curieuse, et l’on pourrait la réduire à celle d’un sale gosse si les enjeux n’étaient pas tragiques pour les Palestiniens. Le réalisateur israélien en exil à Paris affiche sa colère on ne peut plus légitime — et qui semble son moteur — contre le gouvernement de son pays. Bien. Mais il cultive dans ce film — par ailleurs interminable — une savante et vaine ambiguïté sur ce qui fait vomir : l’horreur de la guerre à Gaza ou bien la laideur de la société israélienne qui la soutient ?

Lapid a réussi à faire croire, à longueur de plateaux télé, radios et d’interviews presse rythmés de punchlines bien senties, qu’il détestait ce qu’Israël était devenu. Cela lui a valu un déluge d’éloges et de critiques positives. De quoi s’interroger, car Oui est un film pénible, sur la forme et sur le fond.

Une dénonciation hors cadre

J’avais aimé ses films Synonymes, Ours d’or à Berlin en 2019, et surtout Le genou d’Ahed, prix du jury à Cannes en 2021. Peut-être parce que dans ces deux films, Nadav Lapid, que Libération qualifie drôlement de « rebelle idéal », tenait à distance la fiction. Entre le processus d’intégration à la République française puis celui de soumission idéologique des artistes israéliens, le réalisateur se faisait le chroniqueur de son propre destin. Assez égocentrique, sans doute, mais cela fonctionnait parce qu’il maîtrisait ses acteurs et sa caméra vagabonde.

Rien de tel avec Oui. Comme si le sujet Gaza le dépassait, comme s’il était trop lourd. Lapid gave les spectateurs de métaphores sur la désespérance des Israéliens, mais s’avère incapable de se coltiner à un réel dont la dénonciation devient abstraite, hors du cadre.

Y. (Ariel Bronz), le personnage principal, est un musicien fantasque. Avec sa femme Jasmine (Efrat Dor), ils se compromettent dans des soirées de la haute société où se côtoient tycoons douteux d’origine russe, généraux aux gros culs et bourgeoises bagouzées et frustrées. Y. et Jasmine boivent, dansent et chantent. Ils font les putes quand l’occasion se présente. Y. semble ne jamais travailler, ne s’intéresse pas à grand-chose et trimballe avec Jasmine l’illusion d’une famille, d’une vie et d’un pays en guerre qu’il ne voit pas. Cela peut paraître dérangeant, mais n’est que descriptif d’un état d’esprit qui contourne l’obstacle.

Le réel rejoint la fiction lorsque Y. compose un nouvel hymne pour son pays avec les vraies paroles d’une chanson à la gloire des massacreurs de Gaza. Cette chanson existe pour de bon, un chœur d’enfants la déroule d’ailleurs dans un clip trouvé par Lapid sur le web et repris tel quel dans le film1. Cette pièce maîtresse est finalement plus terrifiante que les 2h30 du film. In fine, Y. se vautre un peu plus dans la soumission aux riches, avec force métaphores sexuées, et Jasmine fout le camp avec leur fils. Et la guerre ? Eh bien, dans les brumes.

Comme son héros, Lapid se disperse dans une désinvolture provocatrice, désagréable et laide. Y. est laid, Israël est laid. Mais n’est-ce pas plutôt la laideur de la guerre à Gaza qu’il fallait affronter ? La description de la perversité sociale et sexuelle des hyper-riches israéliens complices de l’État-major de l’armée lasse assez vite, et semble aussi vaine que la vanité de ces gens-là — qui triomphent, même chez Lapid, censé incarner leur contraire.

Un arrière-fond tenu à distance

La guerre livrée par Israël à Gaza n’est dans ce film que l’arrière-fond du propos, brumeux le plus souvent, toujours tenu à distance en tout cas. Elle se déploie de loin en loin, à travers un dispositif de vrais-faux flashs d’information, ou via des images tournées depuis la tristement célèbre « colline de l’amour », où certains Israéliens vont se bécoter face à Gaza — autrement dit, depuis le point de vue d’un Israélien contemplant la destruction en cours. Du haut de cette colline, la vue est imprenable et les bruits de la guerre sont assourdis. Dans ce film tonitruant, le contraste est saisissant. Les Israéliens de fiction de Lapid gueulent moins contre la guerre que contre eux-mêmes. Ils ne cherchent pas l’expiation mais l’oubli, et soutiennent la guerre, car c’est le plus simple. Dans le cas de Y., c’est même le plus lucratif.

Il y a d’ailleurs dans tout cela quelque chose de logique qui rend l’objet du film vain. On peut s’en désoler mais, dans la plupart des guerres, les populations soutiennent leur pays. Et si ce n’est pas le cas, elles font la révolution. Israël en est loin, très loin… L’ex-petite amie (Naama Preis) de Y., devenue une sorte de propagandiste de l’armée, est le personnage le plus sympathique du film, c’est dire… Sur la « colline de l’amour », les deux anciens amants font comme tout le monde, ils se roulent une pelle. Énième trahison dans le cas de Y.

Une élite culturelle incapable d’affronter la saleté du réel

La misère grandiloquente de ce film est le produit d’un égocentrisme typique d’une certaine gauche culturelle israélienne, qui se complaît dans la posture du dedans-dehors. Lapid vit ainsi à l’étranger et affiche son exil comme une situation victimaire. Mais il tourne sans problème à Tel-Aviv, avec le concours de financements israéliens, certes minoritaires, qu’il dénonce sur le principe tout en les acceptant. Il inscrit d’ailleurs son film à la cérémonie des Césars locaux (les Ophir Awards), car c’est là bel et bien son territoire, la colline dont il parle au sens, d’ailleurs, littéral du terme, comme on le voit à l’écran.

Lapid a eu des phrases fortes dans les médias qui lui ont valu les sympathies du public. On peut dire que c’est déjà ça. Mais son film montre, une fois de plus, les ravages de la politique israélienne chez l’élite culturelle, globalement incapable d’affronter la saleté du réel autrement que par des systèmes métaphoriques douteux ou des complaintes autocentrées. Le réalisateur veut renvoyer son pays à un miroir maléfique. Au passage, il oublie de se regarder dans la glace.

1C’est d’ailleurs le détournement bien réel d’un chant sioniste de 1948. Lia famille de l’auteur s’était opposée à l’utilisation par Lapid de cette version «  modernisée  », mais en vain… 

Vous avez aimé cet article ? Association à but non lucratif, Orient XXI est un journal indépendant, en accès libre et sans publicité. Seul son lectorat lui permet d’exister. L’information de qualité a un coût, soutenez-nous (dons défiscalisables).

Faire un don

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.